Dans le flot d'images qui ont circulé pendant la crise étudiante, l'une d'elle montrait un étudiant de l'Université du Québec en Outaouais devant des policiers, tenant dans ses mains deux livres: Démocratie et éducation de John Dewey et Éducation et liberté de Normand Baillargeon.

Et l'on se demande: quand ça chauffait dehors, est-ce que ça chauffait à l'intérieur des librairies?

Tout dépendait de votre situation géographique. Pour Jacques Couture de la librairie Marché du Livre, qui a pignon sur De Maisonneuve, au coin du parc Émilie-Gamelin d'où partaient toutes les manifs de nuit, les affaires ont plutôt refroidi. La grève lui a fait perdre la clientèle étudiante et les manifestations qui paralysaient le centre-ville ont fait fuir la clientèle en général. «Plusieurs nous appelaient après avoir vu les images à la télévision, ils avaient peur de passer par notre quartier», résume-t-il. Difficile dans ce cas de noter une variation dans les goûts des lecteurs. Mais il a pu remarquer que les livres concernant la désobéissante civile et l'anarchie ont connu un certain regain. Pour Caroline Le Gal, qui travaille à la Librairie Monet, rue de Salaberry - donc loin du grabuge -, le besoin de se renseigner et de comprendre était palpable dans les demandes de ses clients. Elle a vendu beaucoup de Chomsky, le populaire pamphlet «Indignez-vous!» de Hessel ou l'essai «Comment mettre la droite K.-O.», du nouveau député péquiste Jean-François Lisée.

Bruno Lalonde, propriétaire du Livre Voyageur, rue Swail, a participé à plus d'une cinquantaine de «manifs de nuit», avec passion. Il a pu constater, comme libraire et comme lecteur, que les classiques font encore leur effet. «Mon sentiment, c'est que nous sommes passés de la théorie à la pratique, croit-il. Je dirais qu'une des raisons de cette insurrection est le mépris depuis des décennies des sciences humaines, le ras-le-bol de ces étudiants qui s'en vont dans des voies de garage. Mais les auteurs restent les mêmes: Chomsky, Foucault, Deleuze, Sartre, Orwell ou Bourdieu, auxquels s'ajoutent Normand Baillargeon, Slavoj Zizek, Chris Hedges, Francis Dupuis-Déri.»

Autre détail: on s'intéresse de plus en plus à l'économie mondiale. C'est n'est pas tant le retour de Marx et la séduction du communisme qui prédominent qu'un questionnement sur le capitalisme. «Parce que ce sera peut-être une autre génération sacrifiée, peut-être plus que la mienne», estime Bruno Lalonde.

Pour une maison d'édition qui a fait de la critique politique et de la pensée contestataire un créneau, le printemps a été chaud. Chez Lux Éditeur, dont le mot d'ordre est «nourrir l'esprit, inspirer les révoltes», on avait vu venir la tempête. «Nous avons joué notre rôle en publiant Université Inc. l'automne précédent, qui se voulait une contribution intellectuelle et une invitation à l'engagement face à la grève qu'on anticipait», explique l'éditeur Mark Fortier. Et la demande pour certains titres s'est sensiblement accrue. «Je dirais qu'à notre échelle, ça ressemble un peu à Mai 68, quand un livre de littérature séduisait beaucoup moins que n'importe quel séminaire politique obscur. Puisque nous avons une collection libertaire, on s'est mis à en vendre beaucoup.»

Mais ce qui a le plus frappé Mark Fortier, qui a participé à plusieurs manifestations, est ce qu'il nomme le «Mystère Miron». «Gaston Miron revenait constamment comme référence chez les manifestants. On le récitait sans arrêt, même en groupe. Mon analyse personnelle, c'est que la défense de la gratuité scolaire est en quelque sorte la défense d'une promesse que le Québec s'est fait à lui-même quand il est né, sa volonté d'attacher l'éducation supérieure au destin d'une nation. L'université qu'ils sont en train de nous faire est une organisation centrée sur elle-même qui n'a d'autres finalités qu'elle-même, et qui n'a plus comme point de référence la culture nationale. En lâchant l'Église pour l'État, on a décidé qu'en devenant Québécois, l'existence de notre culture dépendrait d'autres choses: des institutions et de l'espace civique.»

Le poète du célèbre recueil «L'homme rapaillé», a-t-il canalisé - voire rapaillé - les différents mouvements contestataires qui traversaient le «printemps érable»?

Quelqu'un devra bien se pencher là-dessus un jour...

SUGGESTIONS D'ESSAIS EN LIBRAIRIES

Je ne suis pas une PME et Petit cours d'autodéfense intellectuelle de Normand Baillargeon (Poètes de brousse et Lux)

La mort de l'élite progressiste de Chris Hedges (Lux)

Violence - la violence n'est pas un accident de nos systèmes, elle en est la fondation de Slavoj Zizek (Au Diable Vauvert)

Foucault Anonymat d'Érik Bordeleau (Le Quartanier)

Comprendre le pouvoir - l'indispensable de Chomsky de Noam Chomsky (Lux)

Après le printemps de Pierre-Luc Brisson (Poètes de brousse)

Par-dessus le marché! de Francis Dupuis-Déri (Écosociété)

Le souffle de la jeunesse collectif (Écosociété)