Survivant de la terreur khmère rouge, qui a englouti sa famille et 1,7 million de Cambodgiens, le cinéaste Rithy Panh a consacré un livre au cauchemar qu'il a vécu adolescent. Et pose la question: «Comment vivre après une telle horreur?»

Rithy Panh avait 13 ans lorsque les Khmers rouges sont entrés dans Phnom Penh en avril 1975. Il en avait 17 lorsque le cauchemar a pris fin en 1979, et il pense que son jeune âge lui a peut-être sauvé la vie: «J'avais la résistance d'un adulte et la lâcheté -ou la ruse- d'un enfant.»

À l'exception d'une soeur, toute sa famille a péri dans le génocide qui a fait 1,7 million de victimes sur 7 millions de Cambodgiens. Son père, ancien chef de cabinet du ministre de l'Éducation, qui s'est laissé mourir de faim. Sa mère, qui est morte auprès du cadavre d'une de ses filles. Un beau-frère chirurgien, un oncle cinéaste, des neveux, des nièces.

Aujourd'hui, Rithy Panh est un cinéaste de 48 ans, reconnu en France comme au Cambodge. Réfugié en Thaïlande en 1979, il a réussi l'année suivante à passer en France où il avait de la famille. Avec un seul souhait: oublier. Et accessoirement devenir menuisier. Il a bifurqué vers le cinéma, et le cinéma l'a ramené vers son pays natal auquel il a consacré depuis 1988 la plupart de ses films, fictions et documentaires. Après un documentaire-choc, S21, la machine de mort khmère rouge, présenté à Cannes en 2003, il est revenu sur le sujet avec Duch, le maître des forges de l'enfer, du nom du responsable de ce centre S21 où 12380 personnes ont été torturées pour leur faire avouer des crimes imaginaires, puis exécutées.

Si on retrouve aujourd'hui Rithy Panh dans le décor feutré de l'hôtel des Saints-Pères voisin des éditions Grasset, pour une rare entrevue à la veille de son départ pour le Cambodge, c'est qu'il vient de publier, en collaboration avec le romancier Christophe Bataille, SON livre sur l'«auto-génocide» khmer rouge. Un magnifique récit, qui vient nourrir cette littérature du génocide où l'on retrouve Si c'est un homme de Primo Levi, ou Dans le nu de la vie de Jean Hatzfeld sur le Rwanda.

Il a attendu plus de 30 ans pour écrire sur le sujet: «Chacun réagit comme il veut ou comme il peut, dit-il. Certains rescapés ont refusé par la suite de dire un mot sur ce qui s'était passé. D'autres ont voulu parler et se sont rendu compte que personne ne les comprenait ou ne voulait les entendre. D'autres encore ne se sont confiés qu'à d'autres rescapés. Certains ont fini par parler, mais 20 ans plus tard, après avoir vu un film, lu un livre. Tous ont le même problème: comment vivre après cela...»

Rithy Panh a longtemps tourné autour du sujet, en donnant la parole à des réfugiés, à des survivants, retranché derrière la neutralité de sa caméra. Mais progressivement il se rapprochait du coeur du réacteur. Ce n'est sans doute pas un hasard si «son» récit du génocide paraît dans la foulée de son documentaire sur Duch, le tortionnaire en chef. Duch, le professeur de lycée, le lettré francophone, le lecteur de Balzac et Vigny, capable aujourd'hui encore devant la caméra de pérorer, de discourir doctement, d'ironiser sur son parcours ou son ancien métier de bourreau.

«En face de Duch, explique Rithy Panh, on comprend qu'en dernière analyse, il est vain de chercher à comprendre entièrement le mécanisme de l'horreur, ce qui reviendrait à lui trouver des excuses. Duch est devenu un monstre par un concours de circonstances, mais aussi parce qu'à un moment donné, il l'a choisi. Il ne faut pas chercher à expliquer les génocides. Il faut les décrire patiemment, dans le détail, les horreurs commises par les bourreaux, mais aussi les gestes de résistance, petits et grands. Certains Khmers rouges, grands chefs ou simples exécutants, ont eu un jour des sursauts d'humanité. Comprendre le génocide, c'est aller à la rencontre de l'histoire des individus.»

De 1975 à 1979, le Cambodge fut un immense camp de concentration. Une famine organisée à l'échelle de millions de personnes, qui cherchaient des racines, des lézards ou des rats pour survivre. La disparition des médicaments, des familles, des noms de famille.

Le choix de l'horreur

Il aura fallu ces trois décennies à Rithy Panh pour pouvoir décrire avec du recul l'horreur qu'il a personnellement vécue: la mort sous ses yeux de son père, de sa mère, de sa soeur, les cadavres qu'il était chargé de jeter à la fosse commune à l'âge de 15 ans. Et pour en tirer des enseignements:

«Les chefs khmers rouges n'étaient pas des hommes ordinaires, au sens où chacun d'entre nous pourrait devenir un bourreau et où tous les hommes seraient interchangeables. Ce n'étaient pas non plus des fous, des pervers, ce qui serait une autre façon d'évacuer le problème. Ces hommes avaient le choix. Ils obéissaient à une logique politique: le pays était petit, c'était possible de réaliser le passage au communisme en une seule étape. Bien sûr, il y avait des détails intrigants: pourquoi le pouvoir suprême est appelé Bureau 870, ou la propagande Bureau 366? Un goût paranoïaque pour le secret, sans doute. Mais il ne faut surtout pas dire que c'était de la folie. Ce serait trop facile.»

Depuis le milieu des années 90, Rithy Panh passe une partie de son temps à Phnom Penh, où il a créé notamment un Centre de ressources audiovisuelles du Cambodge voué à restituer au pays la mémoire et l'histoire que Pol Pot avait entrepris de détruire. Trente ans après la fin du génocide, il constate qu'en tout et pour tout, cinq procès de dirigeants khmers rouges ont été instruits. «Je sais que c'est dérisoire, et en même temps il est clair qu'après une telle tragédie, il est illusoire de penser qu'on va rendre justice aux victimes. Il est vital qu'il y ait des procès, pour le symbole. Mais on ne peut pas juger 1000, 100000 responsables. Ça n'a pas de sens. Il y a un devoir de mémoire. Mais on ne va pas passer des décennies à traquer des criminels dans tous les villages. Les souffrances des victimes étaient au-delà de la vengeance.»

L'élimination, de Rithy Panh et Christophe Bataille. 332 pages, Grasset