Dans cette anthologie personnelle, l'homme de radio et écrivain Serge Bouchard dévoile un peu plus avant sa passion pour ceux qu'on appelait les Sauvages et leur rôle dans la genèse de l'Amérique française.

Il a fait son voyage de noces à Chibougamau et sa thèse de doctorat sur les truckers du Nord du Québec. Il parle un peu innu, mais plus, beaucoup plus, «canadien-français». Il a grandi dans «un monde sans poutine» et gardé les buts sans masque sur les patinoires de Pointe-aux-Trembles, au Bout-de-l'Île des années 60, aussi bien dire au bout du monde.

Depuis ce temps, Serge Bouchard, représentant de la première génération québécoise d'anthropologues patentés, a fait plus de route que de ville, vu plus de bois que de ciment. Betsiamites, Labrador City, Kapuskasing, Détroit... En quête d'absolu et d'infini, il a toujours préféré l'esprit du terrain des Premières Nations à la chaire de l'université. Chicago, Nemiscau, Maniwaki, Lorette...

Cet ami des bêtes n'en est pas moins un «enseignant», savant volontairement égaré à l'école primaire de la vie, cette vie dont il observe avec rigueur la plus infime des manifestations. De son émerveillement continuel naissent des émissions de radio, des articles de revues et des livres. C'était au temps des mammouths laineux, sorti mardi chez Boréal, est son 12e titre depuis Le moineau domestique (1991) et il marque une étape dans la vie de l'homme.

Valeur ajoutée

«J'ai 65 ans. Il y a eu des morts et des blessés... J'ai senti le besoin de faire le point sur ma valeur ajoutée», nous disait-il en entrevue cette semaine, de sa belle voix ronde et bien modulée. Ici, la VA de Serge Bouchard tient dans une anthologie de ses textes les plus personnels parus ces dernières années dans L'Inconvénient, une revue littéraire montréalaise de haute tenue.

Dans ce Mammouths, il est question de la vie, champ premier des sciences dites humaines, mais aussi de la mort, «le lieu commun par excellence», écrit Bouchard dans La mort est un chat. Dans le ton serein de celui qui aime mieux réfléchir que se regarder écrire, il aborde la mort de sa première femme, puis cette mort libératrice qu'attendait sa mère, survenue finalement en décembre, bien après qu'il lui eût consacré ce texte, le plus long du livre. De la mort, enfin, de Bernard Arcand, son collègue anthropologue, partenaire et ami à qui le livre est dédié - «À Bernard, dont la vie me manque.» - et qui fait l'objet de l'épilogue (paru d'abord dans Recherches sociographiques).

Bernard Arcand, emporté par le cancer en 2009 - «Il était fâché...» - avait été le directeur de thèse de Serge Bouchard avant de partager avec lui le micro de l'émission Les Lieux communs, à Radio-Canada. Dans sa version littéraire, cette série a mené à la publication, au Boréal, de sept livres du même titre où les comparses, sans se consulter, se penchaient avec le même sérieux souriant sur le pâté chinois, l'accent français, le baseball ou la fin du mâle.

Dans C'était le temps des mammouths laineux, Serge Bouchard l'auteur s'ouvre plus sur son cheminement personnel et professionnel, même si son ami Petit George l'Outarde, l'épinette noire et la carouge à épaulettes restent au centre de ses histoires. Ce qui n'empêche en rien de petites excursions chez le philosophe Vladimir Jankélévitch, un favori de Bouchard qui conjuguait aussi philosophie et histoire, ou dans l'hypothèse Sapir-Whorf selon laquelle la langue structure la réalité, si bien, lit-on dans Octobre 70 ou la mouche qui sait, «que la diversité culturelle et linguistique des humains (traduit) des façons différentes d'appréhender le monde».

La flamme

Chez l'homme de braise qui fait l'éloge de la platitude - «La routine est la plus grande aventure héroïque de ceux qui ont compris» -, la langue fait immanquablement monter la flamme sinon le ton, que le sujet soit les joueurs francophones du Canadien ou les relations France-Québec. «Un Irlandais n'est pas un Écossais ni un Anglais; un Sioux n'est ni un Shawnee ni un Iroquois. Moi, je parle canadien-français, une langue très différente du français, et je ne suis pas un cousin des Français!»

Pour être sûr d'être bien compris, le placide animateur des Chemins de travers (Première Chaîne de Radio-Canada, le dimanche de 21h à 23h) ajoute qu'il porte en lui «un sens animal du rejet de l'Europe» avant de lancer ce qui pourrait le résumer comme penseur et chercheur et, plus globalement peut-être, comme individu: «Nous sommes des Américains qui parlent français; c'est notre richesse même si nous avons toujours manqué le rendez-vous avec notre identité nord-américaine».

Et avec notre histoire... À cause d'une certaine «confusion dans les mythes». «On a raconté la terre et l'église du village, mais pas assez le bois et la liberté.» Et Serge Bouchard l'amérindianiste d'expliquer comment les coureurs des bois - les «coureurs d'espaces» - canadiens-français ont contribué, avec leurs amis indiens, à l'exploration de l'Amérique du Nord, jusqu'au Pacifique. «C'étaient des illettrés et ils n'ont pas laissé d'autres traces que les enfants qu'ils faisaient avec les Sauvagesses. Mais qu'est-ce qu'on connaît, aujourd'hui, de la réalité métisse qui s'estompe, à part Louis Riel?»

À cet égard, Serge Bouchard continue de faire découvrir des personnages «monumentaux» bien qu'inconnus à son autre émission de Radio-Canada, De remarquables oubliés (jeudi 21h). Là encore, la série radio s'est fait livre et, après Celles qui ont fait l'Amérique, il s'apprête, avec sa compagne Marie-Christine Lévesque, à publier chez Lux Ceux qui ont couru l'Amérique.

Après -«C'est quasiment une oeuvre, ces Remarquables oubliés» -, il y aura le troisième et dernier tome: Ceux qui ont perdu l'Amérique. Ce sont ceux que nos pères appelaient les Sauvages, ceux de qui Serge Bouchard, l'anthropologue qui parle avant d'écrire, continue d'explorer et d'expliquer la tradition orale, «point zéro de la philosophie et de la poésie». C'était, comme il l'écrit dans Le Facebook de Montaigne, avant le temps des hommes-wow et des iPlouk...