Annie Ernaux est l'une des rares femmes à faire l'objet d'une publication dans la célèbre collection Quarto de Gallimard. L'occasion de revisiter une oeuvre majeure et de traverser intimement le siècle. Discussion avec une écrivaine qui est allée au-delà du témoignage.

Écrire la vie. Ce titre, d'une extrême simplicité, résume parfaitement le projet d'écriture d'Annie Ernaux, maintenant qu'une grande partie de ses livres est rassemblée dans la collection Quarto, le tout précédé d'un photojournal, où des textes inédits de son journal intime côtoient des photos personnelles.

«Le choc des photos et du texte, ça crée quelque chose d'autre pour le lecteur, dit-elle au bout du fil. Une biographie était pour moi impensable. Ça manque de vie, une biographie. On la fait quand on est mort...»

L'image photographique. Thème récurrent chez Annie Ernaux, qui la voit comme une «preuve de la réalité». «Je pense que beaucoup de gens sont très touchés par des photos qui représentent soit des êtres qu'on ne connaît pas, soit qui sont disparus. C'est le témoignage du temps qui passe, c'est le passé matérialisé.»

Preuve que le passé a eu lieu, certes, mais qui ne dit rien de la réalité de ceux qui y figurent. Depuis Les armoires vides, publié en 1974, texte d'une immense violence sur le passage d'une classe sociale à une autre, Annie Ernaux, dans un style unique, inimitable, influencée par Bourdieu et Beauvoir, a voulu raconter ce qui selon elle n'avait jamais été raconté. L'humiliation des origines modestes de ses parents, les aspirations et la culpabilité d'une jeune fille en lutte contre les codes sociaux (La honte), le tabou de l'avortement (L'événement), l'inégalité entre l'homme et la femme dans le couple (La femme gelée), la passion amoureuse (Passion simple, Se perdre), la jalousie (L'occupation)...

«J'ai des choses à dire qui n'ont pas été dites dans la littérature, ou pas comme je le voudrais. Je me sentais presque dans l'injonction morale de le faire. J'ai toujours le sentiment que chaque livre est un devoir. C'est comme ça que je ressens ce qu'on peut appeler une vocation, mais je ne suis pas sûre que ça existe.»

Terra incognita

Dans ce recueil, les livres ne sont pas présentés dans l'ordre de leur parution, mais, selon «le temps de la vie», de l'enfance à l'âge adulte, jusqu'à cet immense succès qu'a été Les années. «Parce que j'avais envie que ça suive un peu la vie d'une femme, explique-t-elle. De voir tout rassemblé, je vois bien l'unité, ce qui revient sans arrêt, les obsessions, ce qui me constitue. C'est le matériau de mon écriture. C'est à la fois la justice, le monde social, et tout ce qui concerne les femmes.»

L'histoire des femmes ne serait-elle pas l'un des territoires les plus importants de la littérature du XXe siècle? «Je pense que oui, répond Annie Ernaux. Les femmes n'étaient pas actrices de la littérature, elles étaient objets. Maintenant, les femmes écrivent, et pas seulement sur elles, mais «elles dans le monde». C'est extraordinairement important. Cela dit, il y a une chose que je ressens très fortement en France, c'est la question de la visibilité des femmes qui écrivent. Les prix littéraires, ça ne bouge pas, ça régresse même. Ils sont attribués le plus souvent à des hommes. Il reste toujours une prédilection pour les thèmes virils. Par exemple, ce qui concerne la guerre.»

Les règles sociales, les interdits et les tabous ne sont-ils pas des guerres silencieuses tout aussi violentes que les guerres? Difficile pour une jeune femme des années 2000 de lire sans colère L'événement, inspiré de son expérience de l'avortement dans les années 60. Et pourtant, ce livre a été publié en 2000, dans une certaine indifférence.

«Il y avait eu une floraison de textes au moment de «la lutte», mais la loi Veil est passée et on n'en parle plus. Ce silence, je le ressentais très profondément quand j'ai commencé ce livre. Un silence honteux sur les femmes qui ont recours à l'IVG. Je ne crois pas qu'il soit encore accepté lucidement, consciemment, que les femmes ont ce droit-là. Parce que qu'est-ce que ça signifie? Ça signifie le droit de vie et de mort. La société, essentiellement dirigée mais surtout pensée par les hommes, fait que c'est impensable. Ce n'est vraiment pas gagné pour toujours.»

La jouissance

En parallèle de la révolte, de la honte, ce formidable appétit pour la vie, pour la liberté vécue non pas comme un slogan, mais dans la chair et dans le monde. Annie Ernaux écrit dans son journal: «Il n'y a qu'une chose qui compte pour moi, saisir la vie, le temps, comprendre et jouir.»

«J'ai toujours eu l'impression d'avoir été très tôt en lutte pour la liberté et pour la jouissance, mais cela a été difficile, confie-t-elle. Peut-être parce que je n'ai pas vécu dans des milieux où toutes ces choses sont légitimes.. J'ai l'impression d'avoir toujours lutté pour ça, mais d'y être arrivée! (rires)»

Même si le matériau premier d'Annie Ernaux est autobiographique, on la range peu dans la mode de «l'autofiction». Chez elle, l'intime n'est pas refermé sur lui-même mais toujours lié à l'Histoire. Au fil de ses écrits, elle sent plus son identité se dissoudre que son ego se raffermir.

«D'après la réaction des lecteurs, je n'ai jamais eu l'impression que c'était moi que je mettais de l'avant, dit-elle. Dans mes livres, les lecteurs voient leur propre histoire, l'histoire de leurs parents. Je suis très loin de l'autobiographie autocentrée. Ça ne m'intéressait pas, et dès le début. C'est le message des Années. C'est à la fois l'histoire d'une époque et l'histoire d'une vie, les deux sont complètement interpénétrées.»

Par souci de témoigner? «La littérature n'est pas seulement témoignage. La littérature apporte des modèles d'existence. C'est extrêmement important. J'ai lu très longtemps pour chercher le sens de ma vie, comment je pourrais vivre. J'ai été frappée en relisant, 50 ans plus tard, Jane Eyre de Charlotte Brontë. J'étais absolument ahurie de voir que beaucoup de choses me sont venues de ce livre. Comment Jane se construit, s'interroge et ne veut dépendre de personne. C'est très beau.»

Écrire la vie

Annie Ernaux

Quarto Gallimard, 1085 pages

Photo: Gallimard

Écrire la vie d'Annie Ernaux.