Depuis bientôt 30 ans, Yves Beauchemin vit de son écriture. Avec La serveuse du Café Cherrier, son neuvième roman pour adultes, l'auteur du Matou enrichit son imposante galerie de personnages de quelques portraits mémorables.

Monsieur Émile, Juliette Pomerleau, Charles Thibodeau... On serait presque tentés de dire que depuis L'Enfirouapé, ce ne sont pas des romans qu'écrit Yves Beauchemin, mais des personnages qu'il met au monde. Pour cet auteur réaliste («Mes romans se passent toujours en décor réel, et en temps réel»), c'est même ce qui est le plus important, dans l'écriture. «Tout part des personnages, affirme-t-il. Et l'intrigue doit leur être subordonnée.»

Dans La serveuse du Café Cherrier, nouveau-né de Beauchemin, tout part de Mélanie Gervais, qui a quitté son Trois-Rivières natal pour s'éloigner d'une mère froide et contrôlante. À Montréal, où elle travaille comme serveuse au Café Cherrier, le hasard met en travers de sa route un écrivain incompris et manipulateur, un homme d'affaires véreux, une propriétaire de pâtisserie plus maternelle que sa propre mère, un notaire serviable (Parfait Michaud, tout droit sorti de la trilogie de Charles le téméraire, «une sorte de clin d'oeil admiratif à Balzac»), un ex-itinérant au coeur vaillant et un étudiant transi d'amour.

Histoire aux multiples revirements avec intrigue à la clé, dialogues savoureux, manigances, fourberies et amour de la vie, le tout planqué dans un décor montréalais minutieusement dessiné: pas de doute, on est bien dans un roman d'Yves Beauchemin. Un univers qui évoque la peinture naïve, avec ses couleurs vives et ses détails d'une précision maniaque. «N'oubliez pas que j'ai été recherchiste, rappelle l'auteur du Matou. J'ai le souci du détail, de la description. J'ai toujours été comme ça.»

C'est le «pur hasard» qui a fait que cet homme né à Noranda en 1941 est devenu l'un des premiers auteurs de best-sellers au Québec. «Je n'ai jamais voulu devenir écrivain, raconte-t-il. Je me suis inscrit en lettres parce que j'étais nul en sciences.»

Après l'université, Beauchemin a tâté de l'enseignement, a été bibliothécaire, a travaillé pendant quelques mois pour un éditeur - «j'ai publié la toute première édition des Belles-soeurs de Michel Tremblay, un livre broché, cheapcheap!» - puis a été employé comme recherchiste et discothécaire à Radio-Québec (maintenant Télé-Québec). C'est à cette époque qu'il s'est mis en tête de faire du cinéma. «J'ai scénarisé et réalisé un moyen métrage, intitulé Burlex, dans lequel je tenais aussi le rôle principal. Ne cherchez pas, vous ne trouverez rien sur ce film!»

Après cette expérience, Beauchemin s'est mis à un nouveau scénario: «L'histoire d'un député qui se faisait enlever par un jeune homme qu'il avait envoyé en prison à sa place. Nous étions en 1969. La crise d'Octobre couvait. Je me suis rendu compte que je n'allais jamais pouvoir obtenir de financement. J'ai donc décidé de faire de mon scénario un roman.»

Ainsi est né L'enfirouapé, Prix France-Québec 1974. Le Matou allait suivre quelques années plus tard, et obtenir un succès tel que Beauchemin allait pouvoir se permettre de quitter Radio-Québec pour vivre de son écriture, ce qu'il fait toujours. «Je le sais, dit-il, c'est un grand privilège. La plupart des écrivains sur la planète ont deux métiers.»





Le travail au quotidien

Mais n'allez pas croire que Beauchemin se la coule douce. «L'écriture est mon gagne-pain. C'est comme être plombier, au fond. Si tu as un client à faire, tu y vas, même si tu as mal à la tête. Je reçois des à-valoir, j'ai des échéances à respecter.» C'est ainsi que beau temps, mauvais temps, du lundi au vendredi, il s'enferme dans le silence de son petit bureau de la rue Saint-Charles, dans le Vieux-Longueuil. Parfois, il se laisse transporter dans le monde de la fiction. Parfois, il se casse la tête à la recherche du mot juste. Parfois, il compulse les notes prises dans ses petits carnets rouges qu'il se fait faire sur mesure, «j'en ai une boîte de 300, je suis bon jusqu'à ma mort!». Il les retranscrit dans son ordinateur, puis les numérote et les classe.

«Pour moi, c'est une cour de matériau. Pendant la rédaction du premier jet, je fouille là-dedans, ça me donne des idées.»

Curieusement, cet homme qui n'hésite pas à prendre parole dans les journaux - sur la langue, le Québec, la souveraineté, l'histoire - se tient tranquille dans ses livres. «Quand j'écris un roman, j'essaie d'écrire une oeuvre littéraire, pas une oeuvre à thèse. Il existe beaucoup d'oeuvres revendicatrices qui en même temps ont une grande valeur littéraire. Mais chez moi, cette jonction-là ne se fait pas. Ce n'est pas mon talent.»

Et son talent, c'est quoi? «Je pense que je suis un bon conteur», fait-il. Comme ses modèles, Tchekhov, Tolstoï, Dickens, dont il s'est imprégné dans sa jeunesse. «Dickens est un auteur réaliste qui a aussi beaucoup d'humour. Il est tellement près du réel! C'est en le lisant que j'ai appris comment entremêler des intrigues parallèles. Il était par contre très sensible aux questions sociales. Il combattait. On sent encore aujourd'hui l'indignation dans ses romans. J'aimerais ça être plus indigné. Je sais, il faut que j'aille faire mon tour au square Victoria. Je vais y aller, je vais y aller, c'est sûr!»

Qui sait s'il n'y croisera pas les personnages de son prochain roman. Après tout, «la littérature s'inspire de la vie, et le réel est inépuisable».

La serveuse du Café Cherrier

Yves Beauchemin

Editions Michel Brûlé, 439 pages

Pochette du livre La serveuse du café Cherrier d'Yves Beauchemin.