La diaspora des Desrosiers se terminait sur la rencontre de Nana et Gabriel dans Le passage obligé. Mais pour Michel Tremblay, il manquait un «trait d'union» entre cette saga et les Chroniques du Plateau Mont-Royal, d'où cette Grande mêlée, un roman qu'il qualifie d'«intercalaire»,et dans lequel ses deux lignées se rencontrent en un grand jour de noces. Le puzzle serait-il terminé? Rien n'est moins sûr quand on est le père d'une famille littéraire si nombreuse...

Selon la philosophe Simone Weil, «la méditation sur le hasard qui a fait rencontrer mon père et ma mère est plus salutaire encore que celle de la mort». Une réflexion que nous pourrions facilement associer à Michel Tremblay, surtout en ce qui concerne La diaspora des Desrosiers, amorcée avec La traversée du continent, dans laquelle il a inventé un passé à sa mère, Réhauna (Nana), après avoir exploré la famille de son père. Il l'avoue, «j'ai tout écrit à l'envers», d'abord le théâtre, ensuite les Chroniques, et maintenant cette saga, le tout formant une vaste archéologie des origines. La grande mêlée, en deux parties, raconte une journée dans les préparatifs de mariage de Nana, puis le jour des noces, ce qui remue beaucoup d'émotions et cause bien du mouvement dans une énorme galerie de personnages, tous rajeunis puisque nous sommes en 1922. Ils sont tous là autour de Nana et Gabriel; Maria, Victoire, Télésphore, Ti-Lou, Alice, Béa, Théo, Régina, Babette... et les muses Florence, Rose, Violette et Mauve que seul Josaphat peut voir.

Cela fait plus de 40 ans que Michel Tremblay peaufine une mythologie et une géographie familiales d'une grande complexité, où les figures féminines sont reines. Ces familles de fiction prennent aujourd'hui plus de place que celles, réelles, qui l'ont inspiré. «Ça n'a plus rien à voir, dit-il. Au fur et à mesure que je me suis servi d'eux, forcément, ils se sont éloignés. Cela n'aurait pas été intéressant d'écrire une biographie de ma mère, et comme je le fais dire souvent à mes personnages, la vie est trop plate pour la raconter telle quelle. Je préfère inventer.»

Depuis le temps qu'il écrit, Michel Tremblay est plus fidèle à la logique de ses fictions qu'aux faits. Même pour l'écrivain, c'est tout un défi que de s'y retrouver, d'être cohérent d'un livre à l'autre et à la hauteur de ses personnages - sa grande préoccupation, comme un père envers ses enfants. À la fin de La grande mêlée, il offre un cadeau à ses fans: une «traversée du siècle», soit une liste organisée de ses oeuvres qui permet de lire l'histoire des familles de Réhauna et de Gabriel en ordre chronologique. Pour les aventureux, écrit-il. Car on y trouve 44 titres, de pièces et de romans, qui vont de La maison suspendue au Paradis à la fin de vos jours! «C'était passionnant à faire, confie Michel Tremblay. D'aller de 1910 jusqu'à Nana qui est au ciel depuis 40 ans.»

Famille tragique, famille héroïque

Malgré les embûches, La diaspora des Desrosiers est beaucoup moins sombre que ne l'étaient les Chroniques du Plateau Mont-Royal. «Les Tremblay étaient des défaitistes, note l'écrivain. Ce que je suis. J'ai hérité ça d'eux. Les autres étaient des batailleurs. C'est pour ça que je mets tant de femmes qui se battent. J'ai voulu parler des femmes du début du XXe siècle qui étaient mises au ban de la société parce qu'elle travaillaient. Elles ne savaient pas qu'elles étaient courageuses. Les autres sont plus tragiques, ils connaissent leur tragédie, ils peuvent la nommer, même que parfois ils s'y complaisent.»

D'ailleurs, cet éloignement du tragique, estime Michel Tremblay, a été un problème. «Quand je suis devenu plus introspectif, il y a beaucoup de gens qui ne l'ont pas pris, explique-t-il. Parce qu'ils étaient habitués aux Tremblay qui faisaient des colères, qui dénonçaient et qui pointaient du doigt au théâtre. Les gens ne l'ont pas pris parce que c'est devenu plus soft, plus mélo. Je dis des fois en riant à mon chum que j'ai l'impression d'écrire pour les vieilles dames. C'est juste que ma génération vieillit avec moi. Je suis peut-être devenu une sorte de professeur. Quand les jeunes lisent mes romans ou voient mes pièces, ils apprennent des choses tandis que les gens de mon âge voient des choses qu'ils connaissent.»

Il est toujours difficile pour Michel Tremblay d'arriver à la fin d'un cycle. D'abord parce qu'il sait que ses personnages vont lui manquer. «Je les connais assez maintenant pour les décrire à tous les âges, les tuer et les ressusciter. Il faut juste que je m'arrête quand je n'aurai plus rien à dire d'eux. Là, j'arrête pour un bon bout de temps parce que le puzzle est complet. Il pourrait rester comme ça et ça se pourrait que je le laisse comme ça. Mais c'est la première fois en 21 ans que je n'ai pas de projet d'écriture autre que mes traductions, et ça m'angoisse un peu...»

La grande mêlée

Michel Tremblay

Leméac, 300 pages

Illustration: Michel Rabagliati