Dans la préface de Burqa de chair, recueil posthume d'inédits de Nelly Arcan qui paraît mercredi, Nancy Huston exprime son admiration pour celle qu'elle considère comme une philosophe dont les livres devraient être une lecture obligatoire dans tous les «lycées et universités du monde occidental». Discussion avec une lectrice respectueuse, qui dénonce le traitement que les médias ont réservé à Nelly Arcan.

Jointe à Paris, Nancy Huston nous raconte qu'elle était à Montréal lorsque la nouvelle du suicide de Nelly Arcan a éclaté il y a près de deux ans. Elle ne connaissait pas vraiment l'oeuvre de Nelly, elle a donc acheté son premier roman, Putain. Puis tous les autres. Elle venait de découvrir un écrivain «étonnant, brillant, original, surdoué».

Reconnaissance intellectuelle et littéraire de la part d'un écrivain qui a abordé elle aussi les thèmes de la féminité - notamment dans Journal de la création - mais d'un point de vue très opposé à celui de Nelly Arcan.

Pour Nancy Huston, Nelly Arcan fait partie de l'école nihiliste qu'elle a sévèrement critiquée dans son essai Professeurs de désespoir. «Je ne pense pas qu'on doit enseigner seulement les oeuvres de philosophie qu'on approuve, dit-elle. Nelly est une très forte représentante de cette école, car elle a eu des expériences de corps tellement extrêmes qu'elle en parle comme ne peuvent en parler les philosophes qui restent dans leurs classes. Ce sont des textes tellement puissants qu'ils méritent d'être sérieusement étudiés et discutés. On ne peut pas dire qu'on n'est pas concerné par cela en classe de philo, à 17 ans. Car 17 ans, c'est l'âge idéal pour les putes. Si on sait qu'il y a des milliers de jeunes filles qui sont en train de se prostituer, il est pertinent que leurs congénères essaient de comprendre ce qui se passe.»

Nancy Huston le soulignait dans Professeurs de désespoir: la voie nihiliste est en général beaucoup plus létale pour les femmes que pour les hommes, et le destin tragique de Nelly Arcan semble confirmer sa théorie. « C'est un bon exemple, comme Sarah Kane d'ailleurs. Elles sont toutes deux des représentantes féminines de cette école dangereuse pour les femmes parce que c'est une pensée anti-corps, anti-chair, dans laquelle on regrette d'être né, et comme les femmes incarnent le corps dans cette pensée, elles suscitent plus de haine que les hommes qui sont plus associés à l'esprit. Elles ont donc tendance à tourner la violence contre elles-mêmes, tandis que les hommes nihilistes vivent souvent jusqu'à 90 ans...»

Pour Nancy Huston, Nelly Arcan pose une question cruciale, celle d'une époque contradictoire qui ne cesse de vouloir prolonger la vie tout en interdisant aux femmes de vieillir. «À partir de 18 ans, on commence à vouloir avoir l'air plus jeune et ça continue pendant 70 ans. C'est complètement grotesque, non?»

Le tribunal de TLMEP

Le recueil Burqa de chair - selon l'expression forgée par Nelly Arcan dans son roman À ciel ouvert - contient des textes qui ne sont pas tous des inédits pour les lecteurs québécois. Une version de L'enfant dans le miroir avait été publiée au Marchand de feuilles, et Se tuer peut nuire à la santé est l'une de ses chroniques parues dans le défunt hebdomadaire ICI. Mais nous pouvons lire un début de roman, La robe, où l'on découvre que Nelly Arcan reprenait le style de ses débuts. «Retour au Je et aux émotions fortes», écrivait-elle à son éditeur. Troublant d'entendre la voix d'outre-tombe de l'écrivain, dans ses thèmes de prédilection, comme le suicide et l'obsession de la beauté.

Tout aussi ravageur, le texte intitulé La honte, qui raconte en détail son expérience douloureuse sur le plateau québécois de Tout le monde en parle en 2007. On se souvient que Guy A. Lepage et Dany Turcotte l'avaient taquinée sur son décolleté; Nelly Arcan en fait une nouvelle inachevée dans laquelle elle creuse profondément ce qu'elle a manifestement vécu comme une humiliation reliée à ses chirurgies esthétiques. Elle écrit: «D'avoir dû payer en humiliation publique le fait de s'être offert un corps augmenta sa honte. Chaque fois qu'elle repensait à l'émission, chaque fois qu'elle revoyait le visage haineux, autiste, inentamable de l'homme debout - et elle y repensait et elle le revoyait tout le temps - , le monde s'effondrait dans son esprit.» On peut d'ailleurs lire cette nouvelle sur le site www.nellyarcan.com.

Les apparitions médiatiques de Nelly Arcan étaient souvent pleines de malaise, tant son apparence éclipsait son discours. «Nelly avait un rapport épouvantable à son image, à son corps, à sa beauté, note Nancy Huston. C'est bouleversant, sa fragilité dans ses moments de télévision. J'ai vu cette scène à Tout le monde en parle, et c'est totalement impardonnable la manière dont l'hôte l'a humiliée. Jamais on n'a vu un homme sexuellement humilié comme ça devant des millions de gens à la télévision. Je suis sûre qu'il ne se sent pas le moins du monde coupable, mais il l'est, qu'il le sache ou non, avec d'autres, qui n'ont pas su reconnaître l'intelligence de cette femme.»

Burqa de chair

Nelly Arcan

Seuil, 142 pages

En librairie mercredi

Photo: Alain Roberge, La Presse

Nelly Arcan