L'auteure anglo-montréalaise Claire Holden Rothman s'est inspirée de l'une des premières femmes médecins au Canada pour son roman historique La spécialiste du coeur. La traduction française de The Heart Specialist -qui s'est hissé dans la liste longue des prix Giller en 2009- paraît ce mois-ci chez Québec Amérique.

En 1869, à St. Andrew's East, village au nord-ouest de Montréal rebaptisé Saint-André-d'Argenteuil, l'une de nos plus brillantes scientifiques voyait le jour. Maude Abbott a affronté mille obstacles pour percer le masculin univers de la médecine, après une enfance digne d'un roman gothique, où planait le spectre des soeurs Brontë.

Pour Maude Abbott - ici rebaptisée Agnes White -, qui a mené une carrière médicale internationale et livré des conférences scientifiques notamment à Harvard et Cambridge, tout a commencé avec des expérimentations sur des petites bêtes, dans une grange de St. Andrew's East. Holden Rothman a imaginé une petite Maude Abbott comme une enfant curieuse, vive et indéniablement scientifique. Bref, un sujet parfait pour une romancière désireuse de raconter l'histoire d'une femme qui, contre vents et marées, s'est battue pour accomplir son destin.

«Je voulais rendre hommage aux choses qu'elle a faites, sans me restreindre aux éléments biographiques. Quand on écrit un roman, on a besoin d'assez d'espace pour que l'intrigue et les personnages s'imposent», explique Claire Holden Rothman, rencontrée dans un café de NDG, quartier où elle réside avec ses deux enfants et son compagnon.

Célébrer le 8 mars

Holden Rothman, traductrice et romancière, qui a autrefois enseigné au Collège Marianopolis et au département de littérature de McGill, concède que des motifs féministes sont à l'origine de l'écriture de La spécialiste du coeur.

«Un jour, une jeune femme très libérée, très bien instruite, m'a dit qu'elle ne comprenait pas pourquoi il fallait célébrer le 8 mars. Je me suis dit que je devais écrire ce livre pour elle», raconte celle qui s'est aussi inspirée de sa propre soeur médecin pour composer le personnage d'Agnes White, l'alter ego de Maude Abbott.

Découvrir la vie de Maude Abbott à travers les prises de conscience et les événements marquants du courageux personnage d'Agnes White, c'est comprendre toute l'adversité qu'affrontaient les femmes qui, au début du siècle dernier, tournaient le dos aux rôles traditionnels. Se heurtant au refus de l'Université McGill de l'admettre à sa faculté de médecine, Agnes White se rabat sur l'Université Bishop avant de s'exiler en Europe pour raffiner sa formation.

De retour à Montréal, on l'engage comme conservatrice du musée des spécimens rattaché à la faculté de médecine de McGill, où elle se consacre corps et âme. L'alter ego de Maude Abbott connaîtra un parcours professionnel d'exception, publiant en 1902 une dissertation sur un coeur mal formé, collaborant avec des chercheurs aux États-Unis et en Europe, besognant jour et nuit, au milieu des bocaux de formol.

L'avancement de la science était son principal moteur et l'argent, une considération secondaire. À travers Agnes White, on fait connaissance avec une Maude Abbott qui a vécu dans une austérité monastique, consacrant la majorité de ses maigres revenus au soutien de sa soeur fragile et malade, délaissée par son mari et prise en charge par une gouvernante au prieuré de St. Andrew's East.

Parcours unique

Le parcours unique de cette femme habitée par une grande intelligence et surtout une curiosité insatiable aura été marqué par la Première Guerre mondiale. Claire Holden Rothman affirme avoir été profondément touchée par ses recherches sur cette guerre. «J'ai ressenti presque dans mon corps comment cette guerre avait été terrible. Je pleurais, en lisant sur ces jeunes hommes de 18 ans qui perdaient leur vie dans le nord de la Belgique...»

Orpheline -à l'instar de la «vraie» Maude Abbott-, Agnes White est dépeinte par Holden Rothman comme une battante qui porte en son coeur le désir de rendre fier un père disparu dans des circonstances nébuleuses. La romancière décrit cette volonté de plaire au père comme un trait bien partagé chez plusieurs femmes qui ont marqué leur époque.

«Chez de grandes féministes, comme Virginia Woolf et Adrienne Rich par exemple, il y a un paradoxe hyper touchant, qui consiste à d'abord vouloir plaire au premier homme de notre vie, qui incarne le monde «public». Je ne trouve pas que c'est honteux, ou un désastre...»

En romançant l'histoire d'une femme qui a consacré sa vie à la recherche sur les coeurs mal formés, Claire Holden Rothman a aussi, presque à son insu, inventé un récit peuplé d'êtres marginaux ou hors norme. Agnes White, dont la rigueur scientifique s'accompagne d'un amour profond pour l'humanité, s'entoure tout naturellement d'êtres rejetés ou à part, homosexuels, Juifs, solitaires...

«Je voulais démontrer comment cette société un peu victorienne nuisait aux hommes et aux femmes plus créatifs ou un peu différents.»

Un siècle à peine, on a l'impression de revisiter un pan lointain de l'histoire montréalaise, à une époque où la superstition et l'ignorance étaient encore bien ancrées dans la croyance populaire. Et avec l'inspirant récit de cette Agnes White imaginée, on retrouve un sens au 8 mars et aux batailles de toutes les Maude Abbott et Florence Nightingale de ce monde.

La spécialiste du coeur

Claire Holden Rothman Traduit de l'anglais par Lori Saint-Martin et Paul Gagné

Éditions Québec Amérique, 440 pages