Pour écrire Un traître à notre goût, son 22e roman, John le Carré s'est inspiré d'un article-choc, paru le 13 décembre 2009 dans l'Observer de Londres, dont le titre sensationnel était «L'argent de la drogue a sauvé les banques pendant la crise mondiale». Citant un certain Antonio Maria Costa, directeur de l'Office des Nations unies contre la drogue et le crime organisé, le journaliste affirmait que certains prêts interbancaires avaient été financés grâce au blanchiment de fonds venant du commerce de la drogue et autres activités illégales.

Réalité sordide ou scoop sensationnaliste non fondé? C'est en tout cas cette problématique qui est au coeur de ce thriller singulier qui raconte une amère histoire de mensonge, de cupidité et de tromperie.

Peregrine Makepiece, alias Perry, prof de littérature à Oxford, et sa petite amie Gail, une avocate brillante, passent des vacances de rêve sur l'île d'Antigua.

Après un match de tennis chaudement disputé, ils font la connaissance de Dima, un oligarque russe, patron d'une importante société de gestion d'actifs qui est en fait une vaste organisation de blanchiment d'argent. Dans un anglais approximatif, Dima s'en vante en ces termes: «Beaucoup syndicats du crime russe font la confiance à Dima, vous avez l'argent sale? Dima blanchit pour vous, pas de problème. Un huitième de l'économie mondiale, c'est de l'argent aussi sale que votre calcif. Du fric couvert de sang...»

Si le milliardaire fantasque et truculent est aussi bavard, c'est qu'il a choisi Perry et Gail comme intermédiaires pour un marché qu'il veut proposer aux services secrets britanniques: la protection pour lui et sa famille, contre des informations importantes, cruciales pour la Grande-Bretagne. Dima veut livrer tous les secrets du mécanisme du blanchiment d'argent. Ses révélations risquent d'éclabousser beaucoup de monde, dont des politiciens en vue et des dirigeants de la City de Londres.

Parfaitement conscients de s'être aventurés «dans un champ de mines monstrueux», Perry et Gail sont prêts à tenter l'aventure. Hector, un responsable des opérations secrètes, ne leur laisse aucune illusion: s'ils acceptent de jouer les intermédiaires entre ses services, la mafia russe et l'establishment londonien, ils deviennent «une cible désignée pour le châtiment suprême». L'engrenage fatal se met en route, jusqu'au dénouement, choquant, révoltant, mais tragiquement logique dans les circonstances.

Véritable tour de force littéraire, Un traître à notre goût a une structure déstabilisante. L'essentiel du roman est raconté par des retours en arrière qui révèlent peu à peu, par touches successives, les personnalités des protagonistes et l'incroyable guêpier dans lequel ils se sont fourrés. La progression est lente. Il faut un certain temps avant que le lecteur comprenne les tenants et les aboutissants de cette histoire plus complexe qu'il n'y paraît d'abord. Mais une fois les pions en place, les enjeux précisés, le suspense s'installe et le récit trouve son rythme jusqu'à son implacable dénouement. Tout cela est brutal, cynique... mais tristement réaliste!

John le Carré

Un traître à notre goût

Seuil, 376 pages