Elle est prodigieuse. Par son talent. Par son intelligence. Par son approche de l'écriture. Nicole Krauss est (enfin) de retour. Après avoir levé le voile sur une éblouissante Histoire de l'amour, elle nous fait visiter une somptueuse et poignante Grande maison. Entrevue avec une très grande femme de lettres.

Notes biographiques: elle est née il y a 37 ans à New York où elle vit encore en compagnie de son mari, l'écrivain Jonathan Safran Foer, et de leurs deux fils. Elle s'appelle Nicole Krauss, elle est l'une des plus brillantes femmes de lettres de sa génération, elle l'a prouvé dans L'histoire de l'amour, elle le prouve encore avec La grande maison - qui vient d'arriver dans nos librairies.

Ses romans, il y en a trois (le premier, Man Walks Into a Room, n'a pas été traduit en français), dissimulent derrière des titres faussement anodins des merveilles de construction, de personnages, de thèmes, d'écriture. Il y a là une signature. Celle d'une femme qui a tourné le dos à la poésie, sa première voie, sa première voix, parce qu'en quête de liberté.

«Je me sentais de plus en plus enfermée, dans la poésie. J'y ai perdu ma liberté et, pour moi, il est fondamental en écriture de me sentir libre. J'ai tenté le roman pour prendre une pause, sûre que je reviendrais à la poésie. Mais j'ai tellement aimé ce que j'ai découvert alors! Je n'ai pas simplement retrouvé mes ailes, je me suis sentie chez moi dans ce genre», a-t-elle indiqué lors d'un entretien téléphonique accordé à La Presse.

Livre en deux temps

Se sentir chez elle. À la maison. Et publier, huit ans après avoir fait le saut, un roman intitulé La grande maison. Titre dont on ne révélera pas la signification. Elle le fait elle-même, dans la dernière partie du livre. Et c'est si beau que cela mérite d'être découvert en temps et lieu. Parce que le moment est parfait.

Disons simplement que ce «livre en deux temps» raconte une écrivaine new-yorkaise qui travaille à un bureau monumental ayant appartenu à un jeune poète chilien disparu sous Pinochet. Il raconte ensuite, en Israël, un père qui affronte, confronte, son fils. Il raconte également, en Angleterre, un homme qui observe jour après jour sa femme plonger dans des «trous de nage» et qui, jour après jour, se demande si elle va en remonter. Il raconte enfin, à Oxford, une étudiante américaine qui tombe amoureuse du fils d'un antiquaire. Il dit des survivants de l'Holocauste. Il dit leurs descendants. Il dit le poids de l'héritage. Ce que l'on reçoit. Ce que l'on transmet. En biens comme en émotions.

Ce, en quatre histoires qui forment véritablement un roman. Elles ne sont pas des nouvelles. Elles s'enroulent les unes aux autres. S'imbriquent. Révèlent, éclairent celles qui les entourent. Se répondent. Quatre monologues comme autant de confessions. C'est en fait une des rares choses que Nicole Krauss savait quand elle a commencé à construire La grande maison. Ce nouveau livre serait narré à la première personne. Mais il y aurait plusieurs de ces «premières personnes». «Je désirais explorer les voix intérieures des personnages, aller très loin en eux.»

À partir de là, elle s'est assise à... son imposant bureau. Un meuble qu'elle a hérité du précédent propriétaire de la maison qu'elle habite. Un meuble qu'elle n'aime pas, qui ne lui ressemble pas, mais qui fait partie d'elle. Et maintenant, d'une certaine manière, de son oeuvre. Elle ne pourrait s'en séparer. C'est là qu'elle a écrit un texte court, publié dans Harper's Magazine puis dans une anthologie. Un texte qui forme désormais les premières pages, comme les premières briques, de La grande maison. «Après avoir écrit cette nouvelle, je sentais que je n'avais pas tout dit. Qu'il y avait là quelque chose de vivant que je n'avais pas encore amené à la surface.»

En aveugle

Elle a donc continué d'écrire. De moduler sa voix à celle de ces personnages qui semblaient attendre dans son inconscient. Elle est partie à leur rencontre. En aveugle. Car quand Nicole Krauss se met à écrire, elle ne sait rien de ce dont elle va accoucher. C'est après coup qu'elle découvre des liens. Avec un meuble. Avec l'histoire de sa famille - ses grands-parents, Juifs, viennent de quatre pays et ont connu, de très près ou d'un peu plus loin, le fléau hitlérien. Avec sa propre histoire. Tout cela, en se donnant la liberté de remodeler, de réécrire. De créer. Et d'ériger une structure formidable de sophistication et de limpidité, une structure qu'elle jure non préméditée: «Cela semble, au final, très planifié; mais c'est purement instinctif. Je ne serais pas arrivée à ce résultat en ayant tout organisé au départ.»

Rappelons-le, c'est pour cela, la liberté, qu'elle est venue au roman. C'est pour cela qu'elle restera (souhaitons-le) au roman, cette forme qui la fascine «parce qu'elle peut prendre n'importe quelle forme» et parce que, «contrairement à la poésie, qui possède cette possibilité de perfection, le roman, en progressant, s'éloigne de la perfection. Je ne peux imaginer un roman parfait. Mais ce qui est rassurant, c'est que si vous faites du bon travail, il se tient debout, ne s'écroule pas malgré les failles».

On ne la contredira pas. Même en sachant pertinemment que ses écrits frôlent cette perfection qu'elle assure inaccessible.

La grande maison

Nicole Krauss

Boréal, 333 pages

**** 1/2