Avec tous ses romans et toutes ses biographies d'un autre siècle, le nom de Gilbert Sinoué est devenu, au fil du temps, synonyme d'«Histoire». Pourtant, l'auteur français d'origine égyptienne jure que ses deux plus récents romans seront ses derniers à caractère historique. La Presse l'a rencontré dans les coulisses du festival Metropolis bleu.

Gilbert Sinoué a toujours privilégié le roman historique. Que ce soit pour parler de l'Espagne de l'Inquisition, la Flandre du peintre Jan Van Eyck, l'Arménie piétinée par les Turcs ottomans, l'Allemagne pré-hitlérienne, mais surtout de son Égypte natale, au coeur de son oeuvre.

Après avoir raconté la vie du pharaon Akhenaton, la campagne française de Napoléon en 1798 - dans L'Égyptienne et La fille du Nil -, le règne du vice-roi Mohammed Ali (de 1804 à 1849) et la révolution des Officiers libres menés par Abdel Gamal Nasser en 1952, ses deux plus récents romans s'intéressent aux «trahisons» de l'Occident. En Égypte, mais aussi partout au Moyen-Orient. Un projet qu'il a mis près de 10 ans à réaliser.

Les deux tomes - Le souffle du jasmin et Le cri des pierres - trouvent leur source dans la foulée des attentats du 11 septembre 2001. «Je me suis demandé comment on en était arrivé à cette fracture-là, entre le monde arabe et le monde occidental, entre le monde chrétien et le monde islamique, a expliqué l'auteur au cours d'une entrevue avec La Presse. Pour trouver des réponses, je suis remonté dans le temps. J'ai rembobiné le film.»

Son point de départ: la Première Guerre mondiale et le démantèlement de l'Empire ottoman. «Imaginez, durant la Première Guerre mondiale, on a demandé aux tribus arabes, avec le roi Fayçal d'Irak en tête, de se battre aux côtés des alliés contre les Turcs, tout en leur promettant l'indépendance. Puis, dans leur dos, avec les accords de Sykes-Picot (en 1915-1916), l'Angleterre et la France se sont partagé la région.» Son personnage principal, un diplomate français, résume sa pensée: «Ce plan Sykes-Picot va nous exploser à la gueule.»

Le second sentiment de trahison, selon Gilbert Sinoué, réside dans la déclaration de Lord Balfour, en 1917 (qui prévoyait l'établissement d'un foyer juif en Palestine). «Excusez-moi, mais les Arabes ont eu l'impression d'être cocus! Donc, pourquoi on en est arrivé là? Poursuivons: la création de l'État d'Israël en 1948; la guerre de Suez en 1956 (quand les Français, les Anglais et les Israéliens ont attaqué l'Égypte après la nationalisation du canal de Suez); la guerre d'Irak, la colonisation du Maghreb, etc. Il y a des plaies profondes dans cette région.»

Sans prétendre expliquer les attentats contre les tours jumelles de New York, l'auteur estime que l'Occident a sa part de responsabilité dans la montée des intégrismes depuis le début du siècle dernier. «On a cru que les Arabes n'avaient pas de mémoire. Qu'on pouvait les coloniser, les exploiter, les humilier impunément. Mais on voit bien, aujourd'hui, avec ce qu'on appelle le printemps arabe, qu'ils ont une mémoire et que ce ne sont pas des peuples condamnés à être humiliés.»

Petite et grande Histoire

En fait, Le souffle du jasmin repart là où se terminait La fille du Nil, avec la fin du règne de Mohammed Ali et l'inauguration du canal de Suez, en 1869. «C'est vrai, répond l'auteur. Il y a une continuité. Freud dirait qu'il s'agit d'un lapsus révélateur! C'est vrai que si on mettait ces quatre volumes bout à bout, on aurait un portrait de l'Égypte du XIXe au XXIe siècle.»

Comme dans ses précédents romans, Gilbert Sinoué y superpose la plus petite histoire des habitants du pays. Cette fois, il suit quatre familles - juive, palestinienne, irakienne et égyptienne (inspirées de son propre voisinage pluriculturel en Égypte) - qui traversent cette période mouvementée et qui côtoient des personnages historiques comme Saad Zaghloul (leader nationaliste égyptien, fondateur du parti Wafd) ou Haïm Weizmann (premier président israélien). Il a bien sûr créé des personnages de diplomates, décideurs souvent impuissants - une constante dans ses romans. Cette fois, c'est un diplomate français, Jean-François Levent, qui mène le bal.

Comme toujours, la ligne est mince entre le roman et le récit historique. «C'est ce qu'on appelle un roman dans l'histoire, répond Gilbert Sinoué. Il faut que le réel et la fiction s'imbriquent tellement qu'on ne sait plus très bien ce qui est vrai et ce qui est faux. Mais il fallait que l'aspect historique soit irréprochable. Je devais être très strict, surtout quand je traite du problème israélo-palestinien. Je voulais être intègre.»

Chacun des chapitres nous fait vivre, de l'intérieur, ces affronts de l'Occident, mais dans le quotidien de toutes ces familles pluriconfessionnelles. Alors que Le souffle du jasmin s'arrête avec la guerre de Suez, Le cri des pierres se poursuit avec la guerre des Six Jours, la guerre au Liban, la première intifada palestienne, l'invasion de l'Irak, et enfin l'assassinat de Yitzhak Rabbin, en 1996. Beaucoup d'histoire politique donc, la marque de Sinoué, qui dit vouloir écrire des romans plus intimes. «J'ai terminé avec les romans historiques, dit-il. J'ai envie de m'éloigner un peu de l'Histoire.»

Qu'a-t-il découvert en faisant toutes ses recherches? «Je n'ai rien appris que je ne savais pas. Mais le pire que j'imaginais s'est révélé exact. Quand on voit des notes (du Foreign Office) envoyées par Winston Churchill à sa déléguée en Irak, Gertrude Bell, où il lui demande: qu'est-ce que vous attendez pour gazer les Kurdes?, on se dit que ça a dû être encore pire! Ces peuples ont été manipulés encore plus que ce qu'on pourrait imaginer.»

Qu'est-ce qui a été le plus difficile dans l'écriture de ces deux romans? «Essayer de rendre simple une histoire infiniment compliquée», conclut l'auteur.

À l'occasion du festival Metropolis bleu, Gilbert Sinoué participera ce soir à 20h30 à une discussion avec un autre célèbre écrivain d'origine égyptienne, Alaa Al-Aswany, auteur de livre L'immeuble Yacoubian. Le thème de la soirée: Écrire au Proche-Orient en période de crise. Info: metropolisbleu.org