Deux siècles et demi après l'arrivée des premiers Juifs, Montréal occupe toujours une place distincte dans l'évolution du judaïsme nord-américain, révèle un nouvel ouvrage collectif codirigé par l'historien Pierre Anctil.

La Nouvelle-France était interdite aux Juifs. Les premiers sont venus d'Angleterre après la Conquête, les Hart de Trois-Rivières, par exemple, et se sont tout naturellement installés dans le sillon des gardiens de l'Empire. C'était des juifs séfarades, de l'ancien nom hébreu de l'Espagne d'où ils avaient été expulsés en 1492, la même année que Christophe Colomb en était parti, vers le Nouveau Monde.

Dès 1768, les séfarades montréalais ont leur synagogue, où les services se déroulent en anglais, mais pas encore de rabbin qu'ils sont incapables de se payer. Après 1880 -Montréal est alors au sommet de sa puissance économique-, l'arrivée massive de juifs de l'Europe change la donne: les nouveaux arrivants sont des ashkénazes (de l'Allemagne, en hébreu ancien), ils parlent yiddish, sont hyper-politisés et d'une culture très différente de leurs coreligionnaires séfarades.

Montréal a bientôt ses écoles, ses oeuvres et son journal yiddish -le Keneder Adler, «l'Aigle canadien» (1907-1963)- qui desservent une population grandissante, concentrée entre le boulevard Saint-Laurent et l'avenue du Parc. Avec les anglo-protestants régnant sur la business à l'ouest de la Main et, à l'est, les Canadiens français, dont beaucoup arrivent en ville.

Rendez-vous manqués

«Les Juifs, collectivement, ont connu Montréal avant les Canadiens français», avance l'historien, géographe et anthropologue yiddishophile Pierre Anctil, codirecteur de l'ouvrage Les communautés juives de Montréal - Histoire et enjeux contemporains, paru cette semaine au Septentrion. Ce professeur de l'Université d'Ottawa a déjà publié une douzaine d'ouvrages -essais, collectifs, traductions- sur la culture juive à Montréal; le premier s'intitulait Le Rendez-vous manqué.

«Entre les deux guerres, explique Pierre Anctil, les Juifs et les Canadiens français n'avaient pas vraiment les moyens pour se rencontrer. Sauf dans la rue. Les élites québécoises laïques avaient épousé les positions de l'Église, très hostiles aux Juifs. Sur la Main, toutefois, il n'y avait pas d'églises; c'était une zone libre. Les Juifs y étaient chez eux alors que beaucoup de Canadiens français, venus des campagnes, arrivaient dans une ville que le clergé leur présentait comme dangereuse, hostile et dominée par les Anglais.»

Il y a eu un autre rendez-vous manqué 30 ans plus tard, comprend-on à la lecture de l'article de Yolande Cohen sur les migrations des séfarades du Maroc, des francophones «arrivés au Québec à un moment de trouble dans les identités québécoise et canadienne». Appuyant sans réserve l'État d'Israël, explique le professeur de l'UQAM, les séfarades marocains se montrent par ailleurs «hermétiques au projet souverainiste». «Il n'y a pas de similitude entre leur système de valeurs et celui des Québécois d'origine canadienne-française».

Après l'histoire, les auteurs abordent les «enjeux contemporains» dont le plus médiatisé reste, depuis 20 ans, celui des relations -ou non-relations- entre les francophones et les juifs hassidiques d'Outremont. «Le seul quartier où se manifeste une opposition, voire une hostilité à leur égard», écrit Julien Bauer (UQAM) des hassidim ultramontais qui forment environ le tiers de la communauté juive ultraorthodoxe de Montréal de quelque 18 500 personnes. Les autres congrégations sont établies à NDG, à Snowdon/Côte-des-Neiges, autour du noyau institutionnel, et à Boisbriand, où les Hassidim Tash d'origine hongroise vivent en complète «insularité».

Les hassisim participent peu à la vie de la Cité mais, selon M. Bauer, ils n'en provoquent pas moins la réflexion: «Les hassidim, par leur présence même, remettent en cause, sciemment ou inconsciemment, le choix d'un grand nombre de Québécois, en particulier à Outremont, de rejeter la religion.»

»Le devoir de s'informer»

Quoi qu'il en soit, cet ouvrage collectif se pose en lecture obligatoire pour quiconque voudra parler de la communauté juive montréalaise, au café ou au conseil de ville. Qui connaît le rôle des Juifs dans l'établissement des syndicats des sweatshops?

Ira Robinson, professeur à Concordia, a dirigé la rédaction avec Pierre Anctil: «C'est le premier ouvrage québécois en français de cette envergure. Nous avons réuni les meilleurs chercheurs, historiens et sociologues, francophones et anglophones, Juifs et non-Juifs.»

Si les Juifs montréalais constituent la «troisième solitude», il faut désormais entrer dans l'équation du Québec nouveau la présence des musulmans. «Des étudiants musulmans suivent mon cours d'études juives, dit Ira Robinson, un Montréalais d'origine américaine. Parce qu'ils veulent comprendre. Je connais aussi des Juifs qui étudient l'histoire de l'islam. Les solitudes ne sont pas si éloignées que l'on croit...»

Et quel est le rôle des Québécois francophones, Pierre Anctil, dans ce «nous» en devenir? «Ici, la communauté d'accueil devient un pivot. Elle a le devoir de s'informer et de servir de médiateur en gérant l'espace public. Tout en respectant les droits fondamentaux»

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Les communautés juives de Montréal - Histoire et enjeux contemporains. Pierre Anctil et Ira Robinson, dir. Septentrion, 275 pages, 29,95 $.