Tandis que l'historienne canadienne Elizabeth Abbott taille en pièces toute tentative de nostalgie du bon vieux mariage d'antan, l'essayiste français Pascal Bruckner plaide pour le retour de la raison dans le mariage d'amour.

Le mariage d'amour a-t-il échoué? demande Pascal Bruckner dans le titre de son dernier essai.

À la lecture d'Une histoire du mariage d'Elizabeth Abbott, publié récemment, on serait tenté de répondre que le mariage n'a jamais été aussi heureux.

Rappelez-vous le regard des enfants qui voient pour la première fois celui ou celle qu'ils vont devoir épouser, la jeune fille battue jusqu'à ce qu'elle accepte l'époux choisi par son père pour des raisons d'affaires, souligne l'historienne. Rappelez-vous les femmes violentées ou délaissées qui ne pouvaient demander le divorce, les ravages de l'alcoolisme, jadis bien plus répandus qu'aujourd'hui, la mortalité qui fauchait les enfants en bas âge ou leurs parents.

Le mariage n'a jamais été aussi libre, conséquence directe de l'émancipation économique, juridique et sociale des femmes. Et inversement, plus les femmes sont scolarisées et indépendantes économiquement, plus elles peuvent, encore aujourd'hui, aspirer au mariage d'amour.

Après Une histoire des maîtresses et Une histoire universelle de la chasteté et du célibat, Une histoire du mariage vient compléter la trilogie qu'Elizabeth Abbott a consacrée à l'histoire des relations entre les hommes et les femmes. Elle s'intéresse essentiellement aux différents aspects du mariage en Amérique du Nord depuis l'arrivée des premiers colons européens, avec des incursions aussi en Europe et en Asie. Elle consacre également de nombreux chapitres aux enjeux actuels: mariage gai, rapports parents-enfants, politique et fiscalité du mariage.

Car comme les guerres, les mesures publiques ont façonné le mariage. On pense aux lois antimétissages abolies seulement en 1967 par la Cour suprême américaine. À la Loi canadienne sur les Indiens, qui prévoyait qu'une Indienne se mariant à un non-Indien perdait son appartenance tribale et le droit d'habiter sur une réserve, un aspect de la loi qui vient tout juste d'être modifié. Aux politiques de l'immigrationsouvent utilisées pour exercer un contrôle sur le mariage et la vie des couples non blancs, comme ce fut le cas pour les travailleurs chinois de la fin du XIXe siècle.

Parce qu'il ne suit pas d'ordre chronologique, l'ouvrage peut paraître éparpillé, mais sa lecture n'est jamais aride. Il fourmille de détails étonnants, parfois amusants, comme ce passage sur l'apparition du vibrateur médical, créé pour alléger la tâche des médecins, fatigués de soulager manuellement les femmes hystériques... Une bizarrerie de l'histoire à une époque où la masturbation était diabolisée, rappelle l'historienne.

Pendant la Seconde Guerre mondiale, la question des services de garde d'enfants avait été résolue en un tournemain par les décideurs politiques sitôt que la participation des femmes à l'effort de guerre était devenue pressante, souligne-t-elle avec une certaine malice. Ces mêmes services sont à peu près inexistants aujourd'hui en Amérique du Nord - à l'exception peut-être du Québec - et font l'objet d'âpres débats. À ses yeux, la mise en place de services de garde de qualité et la lutte contre la pauvreté permettraient d'améliorer les conditions du mariage moderne. Qu'on soit riche ou pauvre, le mariage n'est pas vécu de la même façon, démontre-t-elle dans son livre.

Alors, le mariage a-t-il toujours de l'avenir?

Elizabeth Abbott est convaincue qu'il s'agit d'une institution souple «qui peut fournir un cadre stable pour l'éducation des enfants, pour mettre les ressources en commun, partager les responsabilités, pour trouver une sécurité, une famille élargie et des relations sociales». Sans que ce soit l'unique voie à suivre, «je suis pour les mariages qui, sur le plan individuel, sont satisfaisants, réconfortants et ont le souci des personnes», écrit-elle. Notez qu'elle ne mentionne pas ici l'épanouissement d'un grand amour.

En ce sens, son point de vue n'est pas très éloigné de celui de Pascal Bruckner, qui poursuit dans un nouvel essai, très court, publié en format poche, la réflexion amorcée dans Le paradoxe amoureux.

Un nouveau mariage de raison

Son constat: autrefois empêché, l'amour au sein du mariage est devenu un impératif. À l'amour, on demanderait aujourd'hui de satisfaire tous les besoins et tous les désirs. La moindre chute de passion est vécue comme un fiasco. Pour survivre, le mariage d'amour doit donc se «teinter de quelque raison», librement choisie par les époux, s'ouvrir à d'autres expériences comme «le souci de la transmission, le partenariat, la tolérance amicale, le respect mutuel», avance-t-il. (Mais est-ce que quelqu'un en doutait vraiment?) «On ne peut rien bâtir sans passion. On ne peut rien bâtir de durable sur la seule passion.»

Pour Pascal Bruckner, il n'y a rien de déshonorant à préférer la permanence à l'incandescence de la passion. «Comment l'amour qui n'a jamais connu de loi peut-il s'inscrire dans la loi puisque son oxygène, c'est la transgression?» expose-t-il sans vraiment étayer son propos. «Le couple s'accommode de nombreuses variantes dès lors qu'on le soustrait au rêve de la symbiose miraculeuse qui enclorait désirs et aspirations.»

Pourquoi ne pas «rendre l'érotisme facultatif, en finir avec cette injonction à la jouissance qui est la sottise de notre époque comme la pudibonderie fut celle des siècles précédents?» suggère-t-il. Sans doute, mais quand il ajoute que «rien n'interdit (...) de garder une distance respectueuse, d'aimer et de désirer ailleurs, bref, de ressusciter la vieille distinction aristocratique entre conjugalité et affection», on se permet de douter de la durabilité d'un tel modèle.

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Une histoire du mariage. Elizabeth Abbott. Traduction de Benoît Patar. Fides, 499 pages.

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Le mariage d'amour a-t-il échoué? Pascal Bruckner. Grasset, 152 pages.