Invité d'honneur du Salon du livre qui s'ouvre aujourd'hui, Michel Folco a toujours su que sa saga des Pibrac et des Tricotin, amorcée au XVIIe siècle, le mènerait à Adolf Hitler. Philip Kerr, qui était de passage au Québec la semaine dernière, a choisi de faire voyager son détective Bernie Gunther de l'Allemagne nazie à l'Argentine qui héberge des criminels de guerre au vu et au su de Juan et Eva Perón. Conversations avec deux romanciers sur les exigences et les pièges de l'Histoire.

Des personnages historiques se sont toujours pointés dans les romans de Michel Folco, de Louis XIV à Sigmund Freud en passant par Napoléon, mais ils y jouaient des rôles secondaires. D'où notre étonnement quand est paru le plus récent bouquin de sa saga intitulé La jeunesse mélancolique et très désabusée d'Adolf Hitler. Le führer faisait une brève apparition dans le roman précédent de Folco, Même le mal se fait bien, mais cette fois, il en est le personnage central.

Au départ, les 350 pages de La jeunesse... devaient constituer un chapitre du précédent Même le mal... jusqu'à ce que Folco, qui rêve d'écrire un roman de plus de 1000 pages, ne se résigne à en faire un livre à part dont sont pratiquement absents les Tricotin et où il n'y a aucune trace des bourreaux Pibrac. «Mon erreur, reconnaît-il d'ailleurs à propos de ce roman, c'est que je ne l'ai pas assez tricotinisé.» Qu'à cela ne tienne, les Tricotin et les Pibrac referont surface aux côtés d'Hitler dans le prochain livre, Plus de morts, moins d'ennemis, qui portera sur la Première Guerre mondiale et dont Folco a écrit trois des 50 chapitres prévus.

Folco savait avant même de publier, à 40 ans, son premier roman, Dieu et nous seuls pouvons, qu'il en arriverait à Hitler. En profitant du «trou historique» entourant la naissance du père du führer, Aloïs Shickelgruber, il en fait le fils illégitime de Marcellus Tricotin, médecin pratiquant en Italie. «Bien sûr qu'on sait que ce n'est pas vrai, mais on ne pourra jamais me dire que ce n'est pas plausible, se défend Folco. Même les intéressés, Aloïs et Adolf, n'ont jamais connu l'un son père, l'autre son grand-père.»

Folco s'amuse manifestement à raconter l'enfance et la jeunesse d'Hitler dont il décrit les problèmes de digestion et lui invente même un phimosis - «au niveau cul, il était hyper coincé» - tout en soulignant son talent pour l'art oratoire, le dessin et sa passion pour Wagner et l'opéra. Son éditeur ne voulait pas qu'il fasse d'Hitler son personnage principal, mais Folco a persisté.

«On m'a reproché de banaliser Hitler, dit-il. C'est Hitler innocent, et ça, on ne supporte pas. L'enfance d'Hitler, non seulement elle est banale, mais elle est même un peu pathétique. Norman Mailer en a fait le fils direct de Satan, mais moi, je ne suis pas tombé là-dedans. Ce n'est pas du tout mon propos. Comment cet individu aussi médiocre, banal, est-il devenu le successeur de Bismarck, de Frédéric II, celui qui a foutu le bordel en Europe et dont on subit encore maintenant les conséquences? C'est sidérant, ça.»

La plume alerte du conteur dissimule une recherche colossale: dates, faits, anecdotes et écrits des proches du jeune Adolf, dont son ami musicien August Kubizek et Stephanie Jansten, belle que la timidité maladive du jeune Adolf l'a toujours empêché d'approcher.

Ce coquin de romancier attribue également à Thrall, roi des Orcs de son jeu préféré, World of Warcraft, une citation qu'il a inventée de toutes pièces.

Folco passe de 16 à 18 heures dans sa petite chambre, tous les jours, à écrire son roman et à jouer à World of Warcraft. Il pond un premier jet qu'il retravaille et retravaille et retravaille pendant des années. Comment fait-il pour se sortir de la tête de sa pile de documents et écrire un roman? «Je n'ai pas de surmoi littéraire du fait que je n'ai pas d'études; je n'ai pas lu les classiques à l'école, même si je les ai lus depuis. Donc je fais comme ça me vient.»



Philip Kerr et Bernie Gunther

Le romancier d'origine écossaise Philip Kerr n'avait pas de plan aussi détaillé que Michel Folco quand il a publié, de 1989 à 1991, les trois premiers romans mettant en vedette le détective allemand Bernie Gunther dans l'Allemagne des années 30 et 40, regroupés récemment dans la Trilogie berlinoise. Il a même abandonné Bernie pour se consacrer à d'autres sujets, dont une série de livres pour enfants, avant que la demande populaire ne l'incite à le ressusciter en 2006.

Dans le cinquième polar de la série, Une douce flamme, Bernie Gunther accoste en Argentine en 1950 et y retrouve des compatriotes criminels de guerre qui le ramènent sur la piste de crimes non élucidés dans l'Allemagne des années 30. Deux autres romans, déjà publiés en anglais mais dont le premier ne paraîtra en traduction française qu'en juin 2011, amènent Bernie à Cuba, en Floride et en France.

Contrairement à Folco qui entend continuer sa saga tant que Dieu lui prêtera vie, Philip Kerr ne sait pas combien d'autres aventures de Bernie Gunther il va pondre. «Si j'en fais 10, ça ne sera pas mal, mais je pense que tous les auteurs qui ont un personnage en écrivent un ou deux de trop. On devient paresseux et le personnage est comme une vieille robe de chambre. J'ai eu la chance qu'il y ait un laps de 16 ans entre le troisième et le quatrième livre. Quand Conan Doyle a tué Sherlock Holmes, il l'a ramené en l'espace de deux ans. De toute façon, je pense que je suis un meilleur auteur que je ne l'étais à l'époque. Les premiers livres sont pas mal plus crus, un peu plus viscéraux et violents», a-t-il dit jeudi dernier avant d'aller donner une classe de maître à Québec dans le cadre de Première ovation.

L'Histoire a toujours été un matériau de prédilection pour les écrivains britanniques, explique Kerr dont la fascination pour l'Allemagne remonte à ses études de philosophie. Mais elle comporte aussi sa part de contraintes pour un romancier.

«Je ne triche jamais avec les faits connus, dit-il. Mais s'il y a de la place pour un peu de fiction entre deux faits, je plonge. Quand j'écris sur Heidrich, Göring, Himmler, Mengele et d'autres affreux personnages, je tente de les comprendre comme personnes. Mais je ne prendrais pas de libertés avec qui ils étaient ni avec ce qu'ils ont fait. Je suis comme un adepte du method acting: j'entre dans la peau d'un personnage pour en révéler quelque chose.»

Kerr n'a pas hésité à faire intervenir dans ses romans Juan et Eva Perón ou encore le mafieux Meyer Lansky, grand patron des casinos dans le Cuba d'avant la révolution, mais il a finalement renoncé à faire de Fidel Castro un compagnon de cellule de Bernie Gunther. «Je ne voulais pas que Bernie soit comme Zelig (personnage de Woody Allen qui côtoie des grands personnages de l'Histoire). À la place, j'ai mis quelqu'un qui était assez proche de Castro: son avocat.»

Kerr fait lui aussi des recherches exhaustives qui n'ont pas l'air de l'embêter le moins du monde tellement il parle de l'Histoire avec passion. Mais c'est toujours le romancier qui a le dernier mot.

«Je me vois un peu comme un Georges Seurat, le peintre pointilliste, dit-il. C'est comme si j'étais très proche d'un énorme tableau et que j'y mettais des petites taches de couleur: le nom d'un bar, quel tramway descend quelle rue... Ce sont des taches minuscules et sans importance, mais quand on recule de 10 pas, on voit le tableau complet. Ces petites taches de couleur s'additionnent et créent une impression. Ce sont les petites choses plutôt que les grands faits qui créent une impression.»

Photo: André Pichette, La Presse

Philip Kerr, avec une partie du mur de Berlin.