Yann Martel lance demain Beatrice&Virgil, son premier roman depuis l'Histoire de Pi, vendu à plus de 7 millions d'exemplaires et récipiendaire du Man Booker Prize. Ce roman ambitieux et très attendu aborde la question de l'Holocauste de manière allégorique en mettant en scène deux animaux, l'âne Beatrice et le singe Virgil, symbolisant tous deux le peuple juif.

Dans ce nouveau roman, sur lequel il travaillait depuis 2002, avant même qu'Histoire de Pi ne connaisse un immense succès, Yann Martel souhaite témoigner de l'extermination des Juifs par les nazis en allant au-delà de la simple évocation des faits.

 

De crainte que le sujet, aussi horrible soit-il, finisse par créer une certaine lassitude, il lui fallait «trouver d'autres façons de représenter l'Holocauste, en laissant le champ à l'imagination, en se servant des outils de la fiction».

Yann Martel nous a accordé une entrevue téléphonique depuis l'Angleterre, où il prenait des vacances avant d'entreprendre une tournée de promotion de plusieurs semaines. Le livre paraît demain au Canada (Knopf Canada), puis aux États-Unis, le 13 avril.

Les attentes sont énormes. Plusieurs journaux canadiens, mais aussi américains et britanniques, ont inscrit le livre à la liste des événements littéraires du printemps.

On sait déjà que c'est un roman sur l'Holocauste où l'Holocauste est à peine nommé. On n'y trouve ni camps de concentration, ni Juifs, ni Allemands. C'est une espèce de fable, la rencontre entre un écrivain et un taxidermiste dans une ville non identifiée qui pourrait être New York, Paris ou Berlin.

Personnage antipathique, le taxidermiste fait appel à l'écrivain - qui vient d'abandonner l'écriture et un projet de livre sur l'Holocauste - pour l'aider à terminer une pièce mettant en scène un singe et un âne empaillés. Au coeur de Beatrice&Virgil, on trouve des fragments de cette pièce, des dialogues entre les animaux, qui permettent de reconstruire leur parcours, comme on a reconstruit à rebours la vie des Juifs disparus.

À mesure que leur collaboration s'intensifie, la relation entre l'écrivain et le taxidermiste se complexifie. Elle finira par éclater.

«Cela a été un roman difficile à écrire à cause du défi artistique. Parce que les grands drames, comme le génocide, tendent à réduire le personnage qui regarde en témoin littéral et tout à fait factuel. Il y a ce manque de distance. Et il faut cette distance pour créer de l'art», dit-il.

Certains auteurs, comme les Américains Jonathan Safran Foer (Tout est illuminé) ou Art Spiegelman (Maus) commencent à aborder l'Holocauste différemment, souligne Yann Martel. Mais à ses yeux, il y a encore très peu de «vrais romans» sur le sujet. «La plupart des livres sur l'Holocauste sont soit des témoignages, soit des livres d'histoire. Ceux qui sont des romans sont à peine romanesques, des autobiographies déguisées», dit-il, en mentionnant Eli Wiesel et Primo Levi.

Des personnages animaliers

Après les aventures de Piscine Molitor Patel et du tigre Richard Parker, à la dérive sur l'océan dans leur canot de sauvetage, l'auteur a choisi de nouveau des personnages animaliers, un procédé peu fréquent mais qu'il juge utile d'un point de vue littéraire. «L'espèce humaine est très cynique envers les membres de son espèce. Elle a tendance à l'être moins envers les autres animaux, surtout les animaux sauvages, explique-t-il. Et c'est un plaisir de travailler dans un champ où l'on se sent seul.»

D'ailleurs, pourquoi confiner les animaux aux livres pour enfants? «Je ne vois vraiment pas ce qu'il y a d'enfantin dans un tigre sauvage ou, comme dans Beatrice&Virgil, dans un singe et un âne...»

Comme il le souligne lui-même, l'Holocauste est un sujet si douloureux qu'on l'aborde souvent avec une grande déférence. Il peut sembler audacieux de choisir des animaux pour personnifier les Juifs. «C'est un choix un peu arbitraire. Historiquement, ils se sont montrés très flexibles. Ils se sont adaptés à des environnements différents. Ils sont très intelligents, comme les singes. Aussi, on pourrait dire que les Juifs se sont entêtés à garder leur culture malgré des siècles (d'errance)», explique l'écrivain.

A-t-il l'impression de s'attaquer à un sujet qui ne lui appartient pas, qui appartient à ceux qui ont souffert?

Quand on est victime d'un drame, on n'a pas envie de le voir transformé en métaphore, reconnaît Yann Martel. Une femme violée n'aura pas envie de lire un roman qui se sert du viol pour illustrer la destruction de l'environnement.

Mais il n'en croit pas moins que ceux qui devraient en savoir le plus sur l'Holocauste ne sont pas les Juifs mais les autres, les goys. «Parce que ce sont eux, après tout, qui ont commis l'acte. Ce sont les Allemands, les Polonais, les Hongrois. Ce sont eux qu'il faut vacciner contre ça.» Historiquement, ce ne sont jamais les Juifs qui ont commis des génocides, avance-t-il. «Et même aujourd'hui, les excès des Israéliens ne se comparent pas avec la volonté génocidaire des nazis.»

Mais on aurait tort de chercher dans le roman une critique du conflit israélo-palestinien: «Je n'ai aucun commentaire à faire en tant que romancier sur cette question qui est d'une complexité énorme», précise Yann Martel.

«Pour moi, l'Holocauste reste un drame contemporain. Si c'est arrivé hier, cela pourrait arriver aujourd'hui. Comme c'est arrivé au Rwanda. Et surtout, il y a des leçons morales à apprendre autres que cette évidence: on ne peut pas massacrer des millions de gens innocents.»

Des leçons plus subtiles sur notre compréhension de l'histoire, le sens de la souffrance et la valeur de l'art, par exemple.

 

En français

Les lecteurs francophones devront attendre à l'automne pour lire l'édition française de Beatrice&Virgil, qui doit être lancée simultanément en France et au Québec. Comme les précédents ouvrages de Yann Martel, le roman sera traduit par ses parents, Émile et Nicole Martel. Il cesse donc temporairement ses suggestions de lectures au premier ministre Harper, qu'il a rassemblées l'automne dernier dans Mais que lit Stephen Harper? (XYZ). Mais pas de répit pour le PM: d'autres auteurs ont pris la relève en son absence.