Du Caire à Montréal, deux bouquins empruntent les lunettes de chauffeurs de taxi.

Ne jamais interviewer un chauffeur de taxi en arrivant à l'étranger, enseigne-t-on parfois aux jeunes journalistes. Trop facile, trop prévisible.

Le journaliste et réalisateur égyptien Khaled Al Khamissi a bravé l'interdit pour notre plus grand bonheur. Dans ce Taxi, qui a connu un grand succès en Égypte avant d'être traduit en plusieurs langues, il a consigné 58 conversations - réelles ou imaginaires - avec des chauffeurs de taxi du Caire à la veille de la «première élection présidentielle pluraliste», dixit le gouvernement Moubarak. Tout y passe: la misère des travailleurs, le coût de la vie exorbitant, la corruption généralisée, la brutalité policière, le foot, la haine des femmes, la montée de l'intégrisme, la mascarade électorale, la déroute de l'école publique.

À la différence de L'immeuble Yacoubian, autre best-seller égyptien racontant les dessous de la société, Taxi aborde ces thèmes graves avec plus d'humour et de tendresse que de désespoir.

En témoigne cette histoire d'une femme qui grimpe dans un taxi vêtue du fameux niqab et qui, sous le regard ahuri du chauffeur, se dévoile, se coiffe et se maquille, enfile une jupe courte. Grâce à un faux contrat de travail, sa famille croit qu'elle travaille dans un hôpital. Elle travaille plutôt comme serveuse dans un restaurant. «C'est un travail respectable pour une femme respectable, explique-t-elle. Je peux gagner en un jour en pourboires ce que je gagnerais en un mois dans cet hôpital pourri.»

Ces 58 très courtes histoires sont merveilleusement denses et fluides. Il faut bien sûr s'intéresser un peu au monde arabe pour y prendre plaisir. Mais Khaled Al Khamissi, en laissant la parole à des Égyptiens ordinaires, donne une dimension humaine à l'actualité. Car s'ils parlent d'attentats terroristes et de guerre en Irak, ces chauffeurs piquent aussi des fous rires autour d'histoires de Viagra en Haute-Égypte.

L'un d'eux suggère de servir aux États-Unis leur propre médecine. Qu'on leur déclare la guerre s'ils ne se débarrassent pas de leurs armes de destruction massive... Désormais, dans les journaux égyptiens, on dira un «protestant blanc irlandais d'Amérique», comme ils disent «deux chiites d'Irak tués», et on portera plainte s'il tue un «Noir d'Amérique»...

On est aussi touché par leurs espoirs, leurs rêves parfois naïfs, comme celui de conduire un taxi jusqu'en Afrique du Sud pour assister au match de la Coupe du monde, sans se douter que le continent africain morcelé reste inaccessible à l'Africain.

Rouler sans se faire rouler

À mille lieues de là, Utopie taxi, de Jean-Marc Beausoleil, arpente le Montréal contemporain. Il fait chaud, la ville suinte. Francis, trentenaire ayant abandonné sa maîtrise sur l'utopie littéraire pour le taxi, rêve d'écrire un grand roman. L'intrigue qu'il raconte à petites doses, au rythme imposé par la canicule et la recherche de clients, tourne autour de l'hospitalisation de Charles Gosselin, le père de son amoureuse, héros de l'humanitaire, médecin sans frontières respecté mais qui cache ses liens avec la mafia.

Jean-Marc Beausoleil signe un roman (son troisième) plutôt sympathique, au style sans prétention. Ce n'est pas vraiment un suspense, même si on flirte avec le crime organisé. Plutôt une évocation de la métropole par une galerie de personnages plus ou moins caricaturaux. On s'étonne de croire à cette mère nymphomane à la soixantaine «liftée», à ce chauffeur de taxi colombien nihiliste ayant échappé à la guérilla, à ce coiffeur libanais homosexuel et imitateur d'Elvis, à cette copine professeure de judo aux «5 pieds 6 et 105 livres»... Le côté burlesque amuse, malgré une fin un peu prévisible et des coquilles qui, malheureusement, gâchent le plaisir.

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Taxi. Khaled Al Khamissi (Traduction de l'arabe par Hussein Emara et Moïna Fauchier Delavigne). Actes Sud, 2009, 190 pages, 33,50 $.

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Utopie taxi. Jean-Marc Beausoleil. Triptyque, 2010, 143 pages, 19 $.