Trente ans après L'amour en plus, Élisabeth Badinter jette un nouveau pavé dans la mare avec Le conflit: la mère et la femme. La philosophe française dénonce le retour en force d'une pensée naturaliste (notamment pro-allaitement) qui remet la mère au service de l'enfant. Pourfendant ceux qu'elle appelle les nouveaux réactionnaires - écologistes radicaux, féministes différentialistes -, son livre a suscité des discussions animées lors de sa parution en France. À deux jours de la Journée internationale de la femme, La Presse s'est entretenue avec l'auteure.

Q: Votre livre s'intitule Le conflit: la mère et la femme. Quel est ce conflit?

R: Toute femme habitant un pays industrialisé aujourd'hui se trouve dans un véritable paradoxe. Nous sommes dans une société qui, depuis 30 ou 40 ans, valorise l'hédonisme. Par ailleurs, quand une femme devient mère, elle est censée faire un virage à 180° et dire: «L'enfant d'abord.» C'est de cette contradiction que vient le conflit. Si c'est devenu aussi difficile, c'est aussi parce que les femmes se trouvent devant un marché du travail de plus en plus rude. Et, de l'autre côté, elles doivent être des «mères parfaites».

 

Q: L'homme n'est-il pas concerné par ce retour au naturalisme et l'injonction d'être un père parfait?

R: L'injonction sur les pères parfaits n'est pas comparable à celle des mères. On a revalorisé la fusion mère-enfant grâce ou à cause des associations d'allaitement. De facto, on s'adresse à la mère et pas au père.

Q: Vous écrivez que l'allaitement est un droit, mais demandez si le non-allaitement en est encore un. Pensez-vous que l'on manque d'équilibre entre ces deux droits?

R: Allaiter est devenu une question de morale. Je pense que l'allaitement est une affaire privée, personnelle, intime. Nulle personne ne peut décider pour une femme; il faut au contraire lui faire exercer son libre choix.

Q: Vous comparez les taux d'allaitement de la France avec ceux d'autres pays européens. Est-ce que les pressions pour l'allaitement sont comparables? Pensez-vous que la popularité de l'allaitement, au Québec notamment, signifie que les Nord-Américaines ont abdiqué?

R: Je ne sais pas. Ce que je subodore, par contre, c'est qu'on est plus sensible à l'argument naturaliste au Québec qu'en France. On voit que les courbes d'allaitement sont plus fortes dans ces pays qu'en France. Mais je n'en tire pas de conclusion définitive sur les Canadiennes.

Q: Qu'est-ce qui vous a inspiré Le conflit?

R: Je voulais faire le bilan, 30 ans après la publication de L'amour en plus, parce que j'étais inquiète. Le premier signe de cette inquiétude est venu en 1998, quand le ministre de la Santé de l'époque a signé un décret pour interdire toute publicité pour le lait maternisé dans les cliniques. Il ne fallait plus le donner, mais le vendre. Ces signes de pression m'ont donné envie de voir ce qui se passait tant c'était contraire, à mes yeux, à la liberté que l'on devait aux femmes.

Q: Le conflit a suscité des réactions très vives. Est-ce que cela vous a surprise?

R: Je suis à moitié surprise. J'ai critiqué des mouvements de pensée qui ont le vent en poupe, comme l'écologisme; je ne m'attendais pas à être accueillie avec de grands sourires.

Q: Vous n'attaquez toutefois pas l'écologisme en tant que tel...

R: Non, mais quand des femmes politiques se sont élevées contre le livre, j'en suis restée stupéfaite. Que la représentante d'Europe écologie (Cécile Duflot, ndlr), qui est une femme moderne, ait pu réagir aussi violemment, j'en suis restée vraiment étonnée. Dans ce livre, je m'en prenais à la ministre de l'Écologie d'il y a deux ans (Nathalie Kosciusko-Morizet, ndlr), une femme moderne, intelligente, qui avait eu cette idée folle de proposer une taxe sur les couches jetables! Comment peut-on avoir des réflexes aussi régressifs? Comment peut-on d'abord se préoccuper de l'état des arbres avant celui des femmes?

Q: Peut-on dire que les jeunes femmes se rendent moins compte des combats à mener, qu'elles sont moins féministes que leurs aînées?

R: Je ne sais pas si elles ne se rendent pas compte. Je suis frappée, néanmoins, que de plus en plus de jeunes femmes veuillent arrêter de travailler pendant deux ou trois ans pour s'occuper de leurs enfants et qu'elles disent qu'elles ne veulent pas faire comme leurs mères. C'est le règlement classique des filles à l'égard des mères.

Q: Le 8 mars est la Journée de la femme. Quels sont les combats que les femmes doivent encore mener?

R: On ne peut parler de l'égalité des sexes sans égalité des salaires. Le grand combat à mener est dans le privé. Le vrai partage des tâches à la maison, qui n'est pas du tout obtenu, conditionne la possibilité d'égalité des salaires. La pression ne doit pas cesser sur les hommes pour qu'ils partagent cette grande partie de la vie des femmes. C'est sur l'État qu'il faut faire pression, et sur les hommes.

Q: Est-ce que vous bénéficiez, en France, d'une oreille attentive de l'État sur ces questions?

R: Avec les crèches, nous ne sommes pas les plus mal lotis en Europe, parce qu'on peut laisser son enfant tout de suite après le congé de maternité, qui est très court. D'ailleurs, je trouve que le congé devrait être allongé. Entre un congé de trois mois (la norme en France, ndlr) et un congé d'un an comme en Scandinavie, je pense qu'il y a un juste milieu.

Q: Pourtant, au Québec par exemple, l'instauration d'un congé parental d'un an a été vue comme une évolution très positive.

R: Mais qui dira le contraire? Qui dira au bout de quatre mois: «J'en ai marre, je veux retrouver mon travail»? Vous postulez simplement que les femmes font un front uni. Moi, c'est l'hypothèse inverse que je fais: je pense que la diversité des besoins féminins est à prendre en compte et qu'ils ne sont pas pris en compte. Les femmes ne sont pas comme des mammifères supérieurs qui veulent tous la même chose. Il me semble que nous avons tous des inconscients différents, des histoires différentes. On prend ça comme une victoire... Peut-être pour les unes, mais quand on est à des 100% de contentement, je pense à des scores staliniens. Quand 100% de femmes allaitent en Norvège, je me demande s'il est encore possible, dans ces pays-là, de dire non.