La veille de l'entretien avec Lisa Moore, l'auteure de Février, la ville de St.John's soulignait les 18 ans du naufrage de l'Ocean Ranger. Le 15 février 1982, 84 membres de l'équipage de cette plate-forme de forage ont péri sous les flots, à 267 kilomètres de St.John's Terre-Neuve.

«C'est une histoire qui a marqué profondément tous les Terre-Neuviens. Tout le monde connaît au moins une personne qui a péri ou bien quelqu'un qui connaît un homme qui aurait dû se trouver sur la plateforme, ce soir-là», évoque Lisa Moore, de passage à Montréal pour la parution aux éditions Boréal de la traduction française (par Dominique Fortier) de Février.

 

Son quatrième livre de fiction- elle est l'auteure de deux recueils de nouvelles, Open (2004) et Les chambres nuptiales (2005) et du roman Alligator (2006)- est inspiré de l'une des pires tragédies maritimes de l'histoire du Canada. Mais cette auteure de 46 ans, qui enseigne la création littéraire à l'Université de Colombie-Britannique, se penche surtout sur l'héritage de l'Ocean Ranger, en inventant un personnage de veuve monoparentale (Helen O'Mara) qui, du jour au lendemain, s'est retrouvée seule avec quatre enfants en bas âge.

«Je voulais explorer les répercussions que ce genre d'accident peut avoir sur plusieurs générations», relate Lisa Moore, qui a composé un roman en plusieurs temps et dans le désordre chronologique. Non sans humour- «à mon avis, le deuil et le rire vont souvent de pair»- elle dépeint des personnages influencés par leur époque, leur famille et les événements qui les ont forgés.

Il y a donc Helen, femme courageuse qui a tout donné à ses enfants. Arrivée à 56 ans, elle porte encore le deuil de son mari dont elle était très éprise. «Mon propre père est mort d'un anévrisme quand j'avais 16 ans. Mes parents étaient profondément amoureux. J'ai vu ma mère traverser cette douleur et compris que c'est le genre de chose qui ne vous quitte jamais.»

Helen fait du yoga, a des amies et des petits-enfants, voudrait un compagnon. Son fils John, trentenaire allergique à l'engagement amoureux, futur père à son insu, suit le destin de son géniteur disparu et se retrouve à travailler sur une plate-forme de forage. «Il devient l'apologiste de la compagnie pétrolière. J'imagine que pour ce personnage, ce destin est une manière de comprendre son père et de faire son deuil. Je pense qu'il peut arriver à n'importe qui de se retrouver dans une situation où ses valeurs sont compromises. Et je voulais comprendre ce phénomène, à travers le personnage de John.»

Non linéaire et construit par des destins enchevêtrés, Février est une histoire qui se tisse dans la description des anecdotes, des pensées, des odeurs et tous les menus épisodes qui trament une vie. Le souvenir des mains de l'être aimé et disparu. Du beurre à l'ail qui dégouline sur le menton d'une femme. Une jeune adulte qui sermonne sa mère sur le choix d'une voiture plus écolo...

«J'aime former mes personnages à partir de petits gestes et actions. Quand on décrit la façon dont un personnage bouge, pense, ressent et réagit, il devient plus vrai.»

Dans cette histoire qui débute en 1972 (avec les noces de Cal et Helen) et chemine jusqu'en 2008, on perçoit aussi les observations de l'auteur sur les changements sociaux. Lisa Moore se permet quelques descriptions assez amusantes des intellectuelles féministes des années 2000. «J'ai une fille de 18 ans et je m'interroge sur le sens qu'a le féminisme, aux yeux de cette génération. À vrai dire, je suis inquiète du fait que les jeunes femmes soient moins conscientes du besoin de se battre pour leurs droits.»

En personne comme dans son écriture, Lisa Moore transmet un humour ironique, pince-sans-rire... Terre-Neuvien, quoi!

«Terre-Neuve a en commun avec Québec une culture très vibrante. Il y a plusieurs rencontres entre les disciplines: les musiciens fréquentent les auteurs qui fréquentent les peintres et les cinéastes. Quand il y a une nécessité de faire valoir son identité, l'expression artistique devient vraiment importante»

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Février

Lisa Moore

Traduit de l'anglais par Dominique Fortier

Éditions du Boréal

296 pages