J.D. Salinger, l'auteur du roman-culte The Catcher in the Rye (L'attrape-coeurs), n'est plus. Il est mort à 91 ans de causes naturelles, indique sa famille. Son décès a été constaté hier dans sa maison de Cornish au New Hampshire, où il vivait isolé depuis plus de 50 ans.

«J'en ai marre de ne pas avoir le courage d'être quelqu'un de très ordinaire (a nobody)», écrivait J.D. Salinger en 1961 dans Franny and Zooey.

Contrairement à son personnage Franny, l'auteur, lui, ne manquait pas de courage pour jouir de l'anonymat. Il se démenait chaque jour. Mais le combat avait déjà été perdu 10 ans plus tôt à la publication de The Catcher in the Rye.

Son premier roman fut un succès instantané. Il donnait à la littérature américaine du XXe siècle un de ses personnages les plus marquants. Holden Caulfield, un jeune homme de 17 ans expulsé de la Pencey Prep School à l'aube de Noël. L'ado erre alors dans un hôtel miteux de New York, parmi les bouteilles, les prostitués, un portier condescendant et d'autres personnages à la sinistre petitesse. Il est dégoûté par sa collision avec ce monde d'adultes qui macèrent dans leur vide et leur contentement orgueilleux. Un mot revient constamment dans le récit: hypocrite (phoney).

Le court roman a aujourd'hui été écoulé à plus de 60 millions d'exemplaires et figure parmi les 25 livres les plus vendus de la littérature américaine.

Cette frénésie étourdit rapidement Salinger. Dès 1952, il quitte Manhattan pour s'isoler dans la petite municipalité de Cornish au New Hampshire. Il érigera plus tard une clôture de deux mètres autour de sa maison nichée en haut d'une colline.

Salinger continuera de publier encore quelques années, avec notamment Nine Stories (1953), Franny and Zooey (1961) et Raise High the Roof-Beam, Carpenters ainsi que Seymour: An Introduction, publiés ensemble en 1963.

Sa dernière publication sera Hapworth 16, 1924 dans le magazine New Yorker.

Après, plus rien. Il continue d'écrire, mais seulement pour lui. «Ne pas publier me procure une paix merveilleuse. (...) J'aime écrire. J'adore écrire. Mais je n'écris que pour moi et mon propre plaisir», confiait-il en 1974 dans une célèbre entrevue au New York Times, une de ses dernières.

Plusieurs textes inédits dorment peut-être encore dans ses tiroirs. Une de ses anciennes conjointes prétend qu'au milieu des années 70, il avait déjà terminé deux nouveaux romans. On ignore si ces manuscrits ou d'autres inédits existent encore.

Pendant qu'il cachait jalousement ses écrits, son mythe grandissait. Parfois pour les mauvaises raisons. Le 8 décembre 1980, le mythe a pris de tout autres proportions quand Mark David Chapman a vidé son barillet sur John Lennon. Le jour du meurtre, Chapman lisait The Catcher in the Rye. Il a même choisi d'en lire un passage en cour, juste avant de connaître sa peine.

De la bourgeoisie à la guerre

Jerome David Salinger naît à Manhattan le 1er janvier 1919 d'un père juif polonais et d'une mère mi-écossaise, mi-irlandaise. La famille s'embourgeoise grâce à une entreprise d'importation d'aliments de plus en plus prospère. Salinger passe de l'école publique à l'école privée. Il étudiera dans une école militaire de Pennsylvanie avant de s'inscrire à l'université.

En 1942, il est conscrit pour la Seconde Guerre Mondiale. On le charge des contre-interrogatoires de sympathisants nazis et de déserteurs. Comme l'écriture le passionne déjà depuis longtemps, il trimballe partout sa machine à écrire. Il réussira même à rencontrer à Paris un de ceux qui l'ont inspiré, Hemingway. Mais la guerre laissera des cicatrices. Il participe au débarquement de Normandie sur la plage d'Utah, et il sera parmi les premiers alliés à voir les camps de concentration libérés. À son retour, on le traitera pour épuisement. Dans In Search of J.D. Salinger: A Writing Life, le critique Ian Hamilton prétend qu'il aurait souffert du syndrome de stress post-traumatique, et que cela aurait teinté son écriture.

Salinger reçoit sa première consécration quand le prestigieux magazine New Yorker publie en 1948 sa nouvelle A Perfect Day for Bananafish. C'est dans le même magazine que paraîtront ensuite les premiers extraits de The Catcher in the Rye.

Salinger déteste la vie publique, mais pas la compagnie féminine. On lui connaît plusieurs conquêtes, à commencer par Oona O'Neill, qui le quittera en 1941 pour Charlie Chaplin. Deux enfants (Margaret et Matthew) naîtront de sa première union avec Claire Douglas en 1955. Quelques autres femmes partageront sa vie.

Il en souffrira plus tard. Joyce Maynard avait 18 ans quand elle a vécu avec lui quelques mois en 1973. Vingt-cinq ans plus tard, elle publie un livre dévastateur sur lui. Un autre portrait peu élogieux de Salinger est publié en 2000, cette fois par sa fille Margaret. Elle le présente comme un manipulateur qui jongle avec les religions. Il aurait flirté avec la scientologie et suivi des thérapies homéopathiques exigeant qu'il boive son urine.

Au printemps dernier, Salinger s'est fracturé la hanche. Malgré tout, son agent littéraire assure qu'il se portait relativement bien. C'est seulement au début du lugubre mois de janvier 2010 que sa santé se serait détériorée. À la demande de la famille, J.D. Salinger n'aura pas de service funéraire. Comme son personnage Holden Caulfield, il a toujours semblé vouloir éviter les «conversations stupides avec n'importe qui». Il n'en aura plus.