La beauté dans la logique. La beauté dans la racine politique. Ou la beauté dans Babel. Cet après-midi, les linguistes Chantal Contant, Marie-Éva de Villers et Claude Hagège participeront, au Salon du livre, à une table ronde sur la passion de la langue. Survol du parcours de trois passionnés.

Avant l'entrevue, Claude Hagège fixe l'article d'un collègue sur le tableau d'affichage de la salle de presse. «Dans quel contexte employez-vous ce mot, frette?» s'enquiert le Français.

L'auteur du Dictionnaire amoureux des langues finit par s'asseoir. Si être polyglotte stimule le cerveau, il en constitue un vibrant exemple. Posture droite, poignée de main ferme, regard vif, verbe précis et nerveux: l'érudit de 73 ans semble avoir pactisé avec une instance supérieure...

Autoproclamé «fou des langues», il possède des milliers de grammaires et dictionnaires. Même des claviers distincts selon les langues. Il en a notamment pour écrire en japonais, mandarin, arménien, géorgien, hébreu, éthiopien et même en cherokee, une langue iroquoise.

Combien de langues parle-t-il et maîtrise-t-il? «Ah, oui, il faut au moins distinguer entre les deux, lance-t-il. Mais si vous permettez, voici comment j'aurais posé la question.»

S'ensuit un long exposé sur les 5 catégories de maîtrise d'une langue. Il répondra pour chacune. En résumé: il maîtrise environ 8 langues sans devoir consulter un dictionnaire. Il peut donner des conférences en 15 langues, entretenir des conversations élémentaires dans environ 40, citer des mots dans une centaine d'autres et parler du contexte sociopolitique de plus de 1000 langages.

Dans son Dictionnaire amoureux, Hagège explique que parler de la beauté d'une langue est tabou chez ses collègues. Trop arbitraire, pensent-ils. «Mais même si ça relève de l'affect, moi, ça m'intéresse, explique-t-il. Alors, j'utilise la tribune du Dictionnaire pour en parler. Par exemple, je trouve que l'anglais est laid à cause de ses nombreuses diphtongues. Le russe, le hongrois ou le français possèdent beaucoup plus de grâce. (...) J'aime le français parlé au Québec. Vos voyelles sont moins précises et plus rondes, ce qui les rend jolies. D'ailleurs, je n'ai jamais compris l'absurdité du Québécois complexé par son accent dès qu'il débarque à Paris.»

Langue versus femmes

Hagège compare sa passion des langues à celle des femmes. Et ce n'est pas seulement une métaphore. À deux reprises, il a préféré une langue à une locutrice, avoue-t-il. «Il y a 10 ou 15 ans, j'avais rencontré une fille que j'aimais beaucoup. Mais cet amour est devenu complètement contre-indiqué le jour où j'ai reçu une invitation pour le Caucase.»

On m'invitait à y étudier les langues archaïques de tribus. C'étaient des langues compartimentées, à cause de la rigueur du climat et du terrain accidenté qui limitaient le déplacement. Nous supputions qu'elles étaient néanmoins apparentées, et je voulais le vérifier sur le terrain.»

À ses yeux, la pluralité des langues constitue une richesse. Il propose même une réinterprétation du mythe de Babel. Une richesse plutôt qu'un châtiment, selon lui. Car chaque langue propose une différente façon de nommer et concevoir les choses et les idées. Avec ses mots et sa logique grammaticale, on peut créer un nombre infini de phrases. Et de sens.

C'est ce système logique qui fascine Chantal Contant, professeure à l'UQAM. «Je suis très cartésienne, précise la linguiste. Ce qui me passionne, ce sont les régularités du français, et non ses exceptions.»

Responsable de la révision scientifique du Bescherelle, elle est aussi une farouche défenderesse de la nouvelle orthographe (www.nouvelleorthographe.info). Le mot «belle règle» revient souvent dans la conversation. Avec la rectification orthographique, elle semble vouloir épurer le français de ses caprices. «La langue bouge et elle s'adapte, c'est aussi ça qui est beau», soutient-elle.

Marie-Éva de Villers, auteure du Multidictionnaire de la langue française, s'enthousiasme davantage pour les racines politiques de ces changements. «Au Québec, on parle un français semblable à environ 85 % à celui du reste de la francophonie. Mais, à cause de notre éloignement de la mère patrie pendant plus d'un siècle, on a conservé des mots abandonnés ailleurs comme «achalandage» ou «brunante». Et on en a aussi inventé des nouveaux», observe-t-elle.

Responsable de la terminologie à l'Office de la langue française dans les années 70 et 80, elle coordonnait l'application du slogan «faire du français une langue de travail». Un projet nationaliste, celui du Grand dictionnaire terminologique? «Forcément, répond-elle. La langue, c'est l'identité.»

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Table ronde «La passion de la langue», aujourd'hui à 13 h 30 à la Grande Place du Salon du livre. Avec Claude Hagège, Marie-Éva de Villers et Chantal Contant. Animé par Jacques Laurin.

Dictionnaire amoureux des langues. Claude Hagège. Plon/Odile Jacob.

Le Multidictionnaire de la langue française - 5e édition. Marie-Éva de Villers. Québec Amérique.

Les rectifications de l'orthographe du français. Chantal Contant et Romain Muller. Éditions du Renouveau Pédagogique.