D'entrée de jeu, avouons-le, l'essai savant d'Ursula Mathis-Moser est passionnant. L'universitaire autrichienne, qui signe la première étude littéraire critique de l'Autobiographie américaine 2 de Dany Laferrière, réussit à nous communiquer la fascination qu'exercent sur elle cet écrivain et son oeuvre.

Son essai s'appuie sur une lecture attentive, approfondie, intelligente et sensible de ses livres et sur un faisceau de sources multiples (entrevues de presse et critiques littéraires). À partir du foisonnement de toutes ces voix, elle recompose patiemment le portrait de l'écrivain et trace la cartographie d'une oeuvre où la vie et l'écriture, la réalité et la fiction s'entremêlent.Divisé en sept parties, l'ouvrage a pour sous-titre «La Dérive américaine». La philologue développe longuement le concept de la dérive qui, selon elle, caractérise l'univers littéraire de l'écrivain. «L'ailleurs reste la grande tentation de l'univers mental et de l'espace culturel de Dany Laferrière. Il voyage d'un lieu physique, d'un lieu mental à l'autre, il ne cesse de traverser les frontières.» Elle propose une esquisse biographique qui témoigne de ce déplacement sur le continent américain, Port-au-Prince, Montréal, Miami, et du va-et-vient d'une vie mouvementée. Elle démêle les jeux de l'intertextualité et de l'autofiction qui sous-tendent ses récits et analyse le caractère hybride qui fonde l'esthétique de son écriture.

Qui est Dany Laferrière?

Windsor Klébert Laferrière, surnommé Dany par sa grand-mère, a grandi à Petit-Goâve, en Haïti, entouré de femmes, avec la mer au bout de la rue. Sa biographie, écrit Ursula Mathis-Moser, est marquée par l'histoire du père révolté et tombé en disgrâce sous François Duvalier. Dans son roman le plus récent, Le Cri des oiseaux fous, l'écrivain ressuscite ce père mort en exil à New York, dont il a vu le visage pour la première fois à son enterrement.

Dany Laferrière affirme qu'il est profondément haïtien dans l'âme, mais l'espace américain occupe néanmoins une place importance dans sa vision du monde. «J'écris avec ma musique, celle que j'entends en Amérique.» Maître de l'esbroufe dont les romans ne cessent de surprendre par les incessants jeux de miroirs, les boutades inattendues, les joyeuses provocations, les trouvailles heureuses, l'auteur n'a peur de rien, poursuit Ursula Mathis-Moser. Il aborde n'importe quelle thématique et cela souvent de manière crue, ignorant toute considération de rectitude politique. Il nomme les clichés et les répète jusqu'à les tuer, déconcertant le lecteur par son art de l'exagération. «Dire le mot Nègre si souvent qu'il devienne familier et perde tout son soufre», écrit-il dans Cette grenade dans la main du jeune Nègre est-elle une arme ou un fruit?

À côté du succès de l'artiste et du personnage médiatique, Ursula Mathis-Moser met en parallèle l'écrivain qui répand dans ses livres odeurs, goût et charme qui éveillent des connotations sensuelles, privées, jusqu'à laisser vibrer une légère mélancolie. Dany Laferrière lui confie dans un courriel envoyé en Autriche: «Fitzgerald a dit une fois cette chose troublante: Hemingway et moi, on a échoué pareillement, lui par mégalomanie, moi par mélancolie. J'ai l'impression d'être traversé simultanément par ces deux sentiments exacerbés.»

La vie d'abord

Mis à part les paysages éclatés de la mémoire, le sexe, la race, l'argent et la violence occupent une place importante dans l'Autobiographie américaine, constate Ursula Mathis-Moser. Si, à première vue, ces thèmes semblent expliquer les réactions offensées de certains critiques, elle soutient qu'elles sont en contradiction avec les fondements de son univers romanesque, les éléments de base de son écriture étant justement le jeu, la stylisation et l'exagération voulue. Pourquoi écrire, lui demande-t-elle?

«On écrit à cause d'un manque», dit le narrateur de Cette grenade... «Je dois me surveiller. C'est pourtant ça écrire. Écrire c'est se surveiller.»

Abordant la question sensible de l'engagement de l'écrivain, elle rappelle que l'auteur se dit souvent excédé par la politique ou le politique. Pourtant, ajoute-t-elle, il se trahit par des commentaires qui le montrent comme hautement conscient de ce qui se passe dans le monde. «Il serait faux de considérer ses romans comme totalement exempts de reflets du politique. Il est là marginal, et caché certes mais palpable, camouflé sous la métaphore de la guerre des sexes et des couleurs.»

Si on veut définir le centre véritable de son engagement, enchaîne Ursula Mathis-Moser, c'est du côté de la vie qu'il faut le chercher. S'il est une chose qu'il refuse, c'est d'être subordonné à quelque chose, même à l'art d'écrire, à la littérature. «J'ai horreur de voir les gens préférer quoi que ce soit d'autre à la vie. Je suis fondamentalement politique en ce sens, c'est la vie qui m'intéresse, ce sont les gens qui m'intéressent. La littérature est très forte dans ma vie, mais elle vient après la vie elle-même.»

Lorsqu'en 2000, le romancier se déclare fatigué, conclut-elle, il est fatigué, certes, d'écrire, mais fatigué surtout de se faire traiter de tous les noms: écrivain caraïbéen, écrivain ethnique ou écrivain de l'exil. «Je suis trop ambitieux pour n'appartenir qu'à un seul pays. Je suis universel», déclare-t-il avec son grand clin d'oeil typique.

Pudeur et goût de la démesure, sincérité et amour de la mystification, amour surtout du paradoxe? L'essai d'Ursula Mathis-Moser, qui fait presque 400 pages, constitue désormais une référence indispensable pour pénétrer l'univers contradictoire de cet écrivain singulier qu'est Dany Laferrière.