Roberto, un champion international de roche-papier-ciseaux bourré d'obsessions, s'apprête à affronter le Québécois Dave Champoux, très fier de se considérer comme un être abject. Le combat sera sans merci. Vengeance, trahisons, tricheries... Bref, c'est la beauté du sport.

Source : Incroyable mais vrai: le 15 février 2009, l'Agence France-Presse annonçait dans un communiqué que le premier champion mexicain du jeu «roche-papier-ciseaux» allait représenter son pays au prochain tournoi mondial qui doit avoir lieu au Canada, sous l'égide de la Fédération internationale, la World RPS (Rock, Paper and Scissors) Society.

Bio de l'auteure : Cette brillante jeune femme termine un doctorat en philosophie sur la responsabilité des organisations hiérarchisées (!), mais elle est mieux connue sous le surnom de Mère indigne. Après avoir publié quelques nouvelles dans différents magazines, elle se met à l'écriture d'un blogue en 2006 pendant un congé de maternité. Les chroniques d'une mère indigne (www.mereindigne.com) est rapidement devenu l'un des blogues les plus lus au Québec, ce qui a mené à la publication de deux livres chez Hamac-Carnets, lesquels ont inspiré la série web que l'on peut voir sur le site de Radio-Canada.

* * * * *

Tout dépend du hasard, et la vie est un jeu. - Jean de Rotrou

ROBERTO


«Pourquoi ça paraît toujours quand un homme se fait teindre les cheveux? Quand une femme se fait teindre les cheveux, ça ne se remarque pas automatiquement. Mais un homme, oui. Pourquoi?»

Ainsi se parlait à lui-même Roberto Alvarez, champion international en titre de roche-papier-ciseaux, en faisant ses exercices d'assouplissement des jointures.

Malgré son ton badin, Roberto devait reconnaître qu'il était troublé de s'entendre ainsi proférer des stupidités. Certes, il respectait le fait que la teinture capillaire soit plutôt appréciée par les gens brimés par la nature, mais il savait bien ce que Juan, son ami d'enfance et ex-entraîneur, lui dirait s'il était là aujourd'hui : «C'est quoi, ces histoires, Roberto? Ce ne serait pas plutôt le moment de pratiquer ton mouvement de papier? Roche et ciseaux, tu maîtrises parfaitement, mais hier, t'étais inquiet de ton style, pour le papier... Tu trouvais que ça ne glissait pas assez, quand t'arrivais au papier. Tu sais, le whoooshhhh...?»

Roberto fit surgir de derrière son dos, en une arabesque délicate, sa main bien à plat et ses doigts tendus. Ses yeux ronds trahissaient sa concentration; de loin, on aurait dit un mime refusant catégoriquement une cinquième colonoscopie. Un véritable amateur de roche-papier-ciseaux aurait toutefois immédiatement reconnu le mouvement «ciseaux» dans sa variante mexicaine.

Quoique, non. Ça ne glissait toujours pas assez.

Roberto réfléchit, puis statua : «Quand un homme se teint les cheveux, ce n'est pas compliqué... on ne voit que ça.»

Il soupira, porta une main à son front et la retira aussitôt. Mierda! Il suait comme une vache uruguayenne.

Pourtant, il avait conscience que se trouver ici, au Canada, en tant que champion international en titre de roche-papier-ciseaux, était un privilège. N'eût été Juan qui l'avait toujours encouragé à pousser son talent à un niveau professionnel, la passion de Roberto pour le roche-papier-ciseaux serait demeurée secrète. Maintenant, non seulement recevait-il un salaire régulier et vivait l'excitation des grands matchs, mais les filles se bousculaient aussi autour de lui, avides du moindre coup d'oeil accordé par le champion du monde. Des filles qui, parfois, insistaient même pour lui prodiguer des faveurs sexuelles après un match, ce qui faisait dire à Roberto que rien n'excite davantage que l'odeur des phéromones de la victoire sportive. Quoique... la même chose se produirait-elle s'il se teignait les cheveux?

Encore une fois, Roberto crut entendre la voix de Juan qui tentait de le ramener à la raison.

«Roberto, écoute... Pense à la partie que tu dois jouer. Visualise la roche, le papier, les ciseaux. Tu vas l'écraser, le Québécois, je le sens... Arrête de songer à ces conneries de teinture pour cheveux, OK?»

Comme pour donner raison à Juan, la mascotte Papier passa sa tête rectangulaire dans la porte de la loge et annonça : «Plus que 15 minutes avant le match!»

Après un effort de concentration presque surhumain, Roberto arriva plus ou moins à visualiser son poing fermé en une «roche» parfaite qui pulvériserait les «ciseaux» de Dave Champoux en finale. Il se dit ensuite qu'il devrait profiter des minutes qui restaient pour étudier une dernière fois les mouvements de Champoux, qu'il avait filmé la veille lors de sa victoire en demi-finale contre la Chinoise Li Peng Wong. Mais il ne pouvait pas. Dans sa tête, défilaient en une sarabande infernale les visages de tous les hommes aux cheveux teints qui avaient déjà croisé son chemin, et même peut-être les visages de ceux qui portaient des prothèses capillaires. Bon sang, mais pourquoi pouvait-on toujours deviner qu'un homme portait une perruque, et pas une femme? Pourquoi? Puis, est-ce que... est-ce que je ne devrais pas me teindre les cheveux, moi? C'est tout poivre et sel, là, sur les côtés. Et cette camisole de compétition qui fait ressortir le gris!

De quoi devenir fou.

Mais, en réalité, Roberto était presque reconnaissant de perdre la tête. Cela lui permettait de repousser de douloureux souvenirs qui menaçaient de revenir à la surface, les souvenirs de la finale de l'année précédente... les souvenirs du départ de Juan.

Du plus loin qu'il s'en souvienne, Roberto avait toujours été porté à l'autodestruction. Ses relations amoureuses échouaient systématiquement selon un schéma typique : chaque fois qu'il rencontrait une femme, Roberto espérait qu'elle pourrait parvenir à chausser la mignonne petite chaussure à talon aiguille qu'il avait un jour trouvée sur la plage à Guadalajara. Ce serait, d'après lui, le signe qu'elle était véritablement la femme de sa vie. Or, toutes échouaient au test de la chaussure, ce qui était parfaitement normal puisque Roberto s'était entiché d'une chaussure de Barbie. Mais il refusait de renoncer à son critère absurde et abandonnait ses amantes traumatisées les unes après les autres.

Roberto pratiquait le même genre de sabotage au travail; architecte en bâtiment, il était passé de Wonder boy reconnu pour ses stands de crème glacée à couper le souffle à architecte fou dont tous les amateurs de grosses molles à la vanille craignaient les erreurs choquantes et dangereuses.

La responsabilité de cette attirance envers l'échec revenait évidemment à sa mère. Cette dernière, pour une raison qui avait toujours échappé à Roberto, lui avait décrété, le jour de ses 4 ans, qu'il « ne ferait jamais rien qui vaille, saleté ». Elle parlait en réalité à Pompon, le chien de la famille, mais Roberto portait toujours au plus profond de lui les cicatrices mentales de ce malentendu.

L'année précédente, c'est par miracle qu'il avait remporté la finale du championnat mondial de roche-papier-ciseaux qui se tenait à Mexico, sa ville natale. Juste avant le match fatidique, Roberto s'était mis à délirer au sujet des plombages. «Mais pourquoi les plombages sont-ils plus faciles à voir dans la bouche des Kényans que dans la bouche des Mexicains? Pourquoi?» Un malheureux hasard avait voulu que son opposant en finale soit un Kényan affublé d'une mauvaise dentition. Le gris de ses plombages obsédait Roberto. «Roche», «roche», «roche», «roche»... C'est le seul mouvement que Roberto, lors de la finale (un quatre de sept), avait été capable d'exécuter.

Les commentateurs avaient été ébahis par cette stratégie qui défiait toute logique. Mais ils avaient été encore plus stupéfaits de voir le Kényan opposer systématiquement, à la « roche » de Roberto, des «ciseaux» qui se faisaient chaque fois pulvériser. D'où la victoire inespérée du Mexicain.

Bien qu'il l'ignorât, son triomphe reposait sur une félonie. En effet, le matin de la finale, son adversaire africain avait retrouvé sous son lit 1) une paire de ciseaux, et 2) Copain, son kangourou porte-bonheur en peluche bleue, déchiqueté. Lors du match, le Kényan n'avait songé qu'aux ciseaux maudits qui avaient découpé Copain et qui l'avaient par le fait même détruit psychologiquement ainsi que toutes ses chances de gagner. «Ciseaux, ciseaux, ciseaux, ciseaux...» songeait le Kényan, ce qui l'avait mené à sa perte.

Derrière cet attentat se trouvait nul autre que Juan, le coach de Roberto à l'époque. Ami d'enfance du joueur, il n'en pouvait plus de voir ce dernier s'enfoncer dans l'échec et la médiocrité. Obnubilé par la victoire à tout prix de son protégé, Juan s'était introduit dans la chambre du Kényan et avait mutilé Copain jusqu'à ce qu'il n'en reste qu'un tas de fils informe. Mais son geste répugnant l'avait brisé. Il donna sa démission à Roberto et tenta de refaire sa vie comme professeur de russe dans les quartiers pauvres de Los Angeles.

Roberto, bien sûr, n'avait jamais oublié Juan. Et le souvenir du duvet bleu aperçu sur les manches de son coach et ami après sa victoire inespérée provoquait chaque fois un malaise chez le champion. Mieux valait tout oublier.

La porte de la loge s'ouvrit à nouveau. «Votre match contre Dave Champoux commence dans deux minutes», annonça la mascotte Ciseaux d'une voix de castrat.

Parlant de Dave Champoux... N'avait-il pas les cheveux d'un noir douteux, celui-là?

«C'est décidé», se dit Roberto. «Après le match, je vais faire un tour chez le coiffeur.»



DAVE


«Je suis un être abject», affirma Dave Champoux en écartant la mèche d'un noir de jais qui l'empêchait de se regarder droit dans les yeux dans le miroir de sa loge. «Je suis un être abject, retors et immonde. Oh, que oui.»

Dave Champoux était un grand adepte du renforcement positif. Il avait aussi lu, dans un exemplaire non expurgé de La magie noire appliquée au roche-papier-ciseaux, que la représentation de soi comme un être révoltant, si elle était bien absorbée par l'esprit, s'imposait également à l'adversaire et constituait un puissant facteur d'intimidation.

«Je suis un être abject!» répéta-t-il, plein d'enthousiasme, en procédant à ses exercices d'étirement du bras droit.

Sa femme, Francine, n'avait pas besoin d'entendre Dave marteler son ignominie pour en être convaincue. Assise dans un coin de la loge, elle faisait du scrapbooking. Dans un cahier prévu à cet effet, elle assemblait artistiquement les photos et autres documents qui capturaient le mieux l'essence de sa dernière séance de scrapbooking de groupe. Elle avait conscience du ridicule de scrapbooker au sujet du scrapbooking, mais, à 42 ans, Francine se fichait de ce genre de considérations. Le plaisir avant tout.

«Je suis ignoble, bon sang, je suis vraiment ignoble», scandait Dave en admirant ses tatouages. Il portait en effet dans sa chair le témoignage de sa passion : une roche, une feuille de papier (vierge) et une paire de ciseaux se succédaient sur son avant-bras droit en une sorte de chemin de croix liant son coude à son poignet. Il ne se passait pas une journée sans que Dave donne subrepticement un petit bisou à chacun de ses tatouages, tant pour faire acte de déférence envers son sport favori que pour ressentir un peu de chaleur humaine de la part de l'être qui l'aimait le plus au monde : lui-même.

Cela était d'autant plus vrai que Francine n'avait jamais été folle de Dave. Elle était d'abord en couple avec lui par peur de la solitude et son mariage reposait de surcroît sur un malentendu. «On devrait se marier, toi et moi», avait-elle un jour murmuré à Pimpon, le chien de la famille. Dave avait faussement cru que Francine, balayant toutes les conventions sociales, lui avait fait la grande demande. Séduit par cette audace et par la perspective de ne plus avoir à louer de chambre de motel pour avoir un peu d'intimité physique, Dave avait immédiatement accepté.

Après le mariage commença la lente érosion de leur relation déjà précaire. Dave monopolisait leurs dimanches après-midi par l'organisation de tournois de roche-papier-ciseaux. Francine avait ainsi été témoin, non seulement de l'arrogance de son mari dans la victoire, mais aussi de sa violence quasi pathologique dans l'échec. Elle gardait en tête le souvenir cuisant d'un dimanche où, persuadé que Bertrand Lamoureux avait gagné une partie en espionnant ses mouvements dans le miroir du salon, Dave avait fracassé ledit miroir d'un puissant coup de pied latéral. Les amateurs de boxe thaïlandaise auraient reconnu le tip-kang dans sa variante québécoise. La plupart des membres de la famille de Francine auraient reconnu le miroir qui était transmis aux Chabot, de mère en fille, depuis cinq générations. Francine s'identifiait d'ailleurs beaucoup à la célèbre Béatrice Champagnol; dans Femme de joueur : Ma vie avec un champion de roche-papier-ciseaux, cette dernière expliquait son divorce crève-coeur par la perte de son argenterie de famille, victime du même type de violence. Comme Béatrice, Francine se demandait parfois si les hommes valaient vraiment la peine qu'on endure tout cela.

Mais, par sens du devoir et toujours par peur de la solitude, Francine avait pris le parti d'accepter ses épreuves conjugales. En fait, c'était un événement relativement récent qui l'avait ébranlée au point de tout remettre en question. Un moment décisif où Dave s'était montré abject. Trop abject.

Lors de ses tournois dominicaux, Dave avait pris l'habitude de terminer la soirée en offrant du café et du jello à ses convives et adversaires. « Beau, bon, pas cher, comme le roche-papier-ciseaux », disait-il, plein d'une satisfaction béate - surtout lorsqu'il avait gagné.

Un beau soir, les matchs de roche-papier-ciseaux furent particulièrement enivrants et les participants rechignaient à arrêter, même pour le traditionnel dessert de fin de soirée. Dave, qui avait tout de même un petit creux, eut une idée qui n'avait rien à envier à l'éclair de génie du comte Sandwich lorsque ce dernier commanda à son majordome un morceau de charcuterie entre deux tranches de pain afin de pouvoir manger sans quitter sa table de jeu. Dave demanda à Francine de lui préparer un jello au café, à consommer avec une grosse paille (très pratique pour les grumeaux). Naquit de ce mélange une boue granuleuse et fétide qui, selon Francine, gâchait à la fois le goût du jello et celui du café. Une lettre envoyée en secret à Ricardo lui confirma que l'existence de ce nouveau dessert constituait un affront à la gastronomie planétaire. Mais son mari, lui, fut si enchanté du résultat qu'il nomma son invention la «Formule Dave» et insista pour en consommer le plus souvent possible. Il rêvait même d'en servir à l'occasion de leur dixième anniversaire de mariage, ce que Francine refusa absolument en faisant valoir cet émouvant plaidoyer : «Dave, ne me fais pas cela. Ne me force pas à regarder ta mixture répugnante dans les yeux. Je déteste cette texture, je déteste cette odeur... Pour célébrer notre décennie ensemble, accepte que nous servions du shortcake aux fraises.»

Dave avait cédé à contrecoeur, et Francine avait passé sa commande de shortcake le coeur léger.

Comment décrire sa douleur lorsque, la soirée d'anniversaire venue, on déposa devant elle, au lieu du shortcake attendu, un généreux bol de Formule Dave? Comble du sarcasme, au milieu du mélange détesté était plantée une grosse paille dorée qui portait l'inscription «Dave & Francine - Enfin 10 ans». Son mari la regardait d'un air plus abject que jamais, et elle comprit immédiatement son stratagème : il avait décommandé le shortcake et refilé au traiteur la recette diabolique.

Les joues brûlantes d'humiliation, Francine demeura muette pour le reste de la fête. Le lendemain, elle se rendit compte que se faire imposer l'odeur honnie de la Formule Dave au moment où elle s'y attendait le moins l'avait traumatisée à un point tel qu'elle en avait définitivement perdu le sens de l'odorat.

Signe du destin, Francine ne pouvait littéralement plus sentir son mari.

En attendant de trouver le courage de quitter Dave, elle s'était réfugiée dans le scrapbooking. Mais cette activité éveilla en elle un côté zen qui lui fit mieux accepter les faiblesses de Dave.

Et aujourd'hui, assise dans la loge avec son époux qui s'était rendu en finale d'un championnat international, Francine espérait que la possible victoire effacerait la Formule Dave de son esprit et redonnerait à son mari de séductrices lettres de noblesse.

«Je. Suis. Immonde», affirma Dave d'un ton satisfait.

«Oui, bon, je crois que c'est clair pour tout le monde», dit Francine en signalant à Dave la présence de la mascotte Ciseaux qui venait d'entrouvrir la porte de la loge.

«Prêt, Dave? La grande partie commence dans deux minutes.»

«Plus que prêt», répondit Dave en lançant un clin d'oeil (retors, espérait-il) à la mascotte.

Ce clin d'oeil étonna Francine, qui avait cru comprendre que les joueurs d'élite du roche-papier-ciseaux ne socialisaient pas vraiment avec les humbles mascottes.

Elle avait raison de se méfier. Dave ne respectait pas la mascotte Ciseaux en tant qu'être humain d'une valeur égale à la sienne; il avait simplement besoin d'elle pour atteindre son objectif. D'ailleurs, sa victoire contre Li Peng Wong en demi-finale était le résultat d'une savante tricherie.

La veille de la demi-finale, Francine avait insisté pour se coucher tôt, ce qui avait permis à Dave d'aller traîner au Bar des sportifs où il avait appris que la mascotte Ciseaux vouait à Li Peng Wong une haine féroce. Li Peng, active dans le circuit international de roche-papier-ciseaux depuis aussi longtemps que la mascotte, n'avait jamais daigné accepter de boire un simple café avec elle. La mascotte croyait voir dans ce refus un snobisme crasse issu de la différence entre leurs deux classes sociales (comme le soupçonnait Francine, les joueurs de roche-papier-ciseaux gardent toujours une distance pas très politiquement correcte entre les mascottes et eux). La mascotte estimait qu'un tel camouflet, surtout de la part d'une Chinoise qui avait connu le régime communisme, était un comble.

Lorsque Dave avait pris contact avec elle pour lui présenter son plan, la mascotte Ciseaux avait été doublement ravie : d'abord, elle pourrait se venger de cette sale garce de Li Peng, et en plus, elle connaîtrait enfin l'honneur de se faire traiter comme un être humain par un représentant de la haute caste des joueurs de roche-papier-ciseaux.

Les deux comparses ne mirent que quelques heures à établir un code secret à toute épreuve. Plus rien n'aurait pu empêcher la tricherie du siècle d'avoir lieu et, comme il se devait, Dave avait éliminé Li Peng en une victoire éclair. La violence du dernier mouvement (le «papier» de Dave avait frappé la «roche» de Li Peng dans un bruit de tonnerre) avait laissé les commentateurs pantois.

Et Dave comptait bien réitérer ce fourbe exploit ce soir, au cours de la finale contre Alvarez.

Suivi d'une Francine en émoi, Dave sortit de sa loge, en route vers la gloire absolue. Trois derniers bisous sur ses tatouages, un ultime regard vers le miroir et Dave statua, d'un ton qui trahissait sa grande satisfaction :

«Ouais, je suis vraiment une grosse merde.»



LI PENG WONG


«Merde.»

Assise dans des gradins bondés, Li Peng Wong recracha la gorgée de liquide chaud qu'elle venait de boire de son verre de styromousse. Avec le couvercle, elle n'avait pas vu qu'on lui avait servi un café plutôt que le thé demandé. Or, Li Peng détestait le café. (Elle se dit d'ailleurs qu'elle devrait finir par l'avouer à la pauvre mascotte Ciseaux qui s'obstinait à lui en offrir une tasse chaque fois qu'elles se croisaient dans des compétitions.)

En réalité, dans la vie, Li Peng détestait trois choses : le café, le jello, et Dave Champoux. Comment ce dernier avait-il pu l'éliminer de manière aussi radicale en demi-finale? C'était à croire que le Québécois était totalement insensible aux charmes du mystérieux Orient. Fidélité conjugale, maladie mentale? Peu importait la raison, mais Dave Champoux n'avait pas été hypnotisé par les yeux en amande de Li Peng, ni obnubilé par son allure de roseau gracile. Avait-elle trop forcé sur le parfum au jasmin? Cela expliquerait en tout cas pourquoi ses voisins de gradin s'éloignaient maintenant d'elle le plus possible en se cachant le nez dans leur chandail. Alors que Dave, pendant le match qui les opposait, l'avait à peine regardée et avait poussé l'indélicatesse jusqu'à la violence : le poing de Li Peng lui élançait encore après l'impact avec la paume de son adversaire, au dernier mouvement de la demi-finale qui n'avait même pas duré trois minutes.

Li Peng observa Dave qui s'avançait au centre du tapis de compétition en exhibant ses tatouages ridicules, à la manière d'un coq de combat qui porterait des tatouages ridicules.

«Ce Dave Champoux est un être abject», murmura-t-elle.

La Chinoise ne soupçonnait pourtant pas la tricherie de Dave. Son affirmation était basée sur des considérations purement scientifiques. En effet, Li Peng avait obtenu récemment son doctorat en physionomie comportementale, une discipline selon laquelle les types de visages humains permettent de prévoir la personnalité des gens. Cette théorie avait été réfutée il y a plusieurs décennies déjà, mais sur le site web où Li Peng avait commandé son diplôme, on ne semblait pas s'arrêter à ce genre de détails.

Pendant la compétition, Li Peng avait eu tout le loisir d'examiner les traits de Dave Champoux et elle en avait conclu que ce dernier était un être abject, immonde et retors. Plus que tout, c'étaient les cheveux de Dave, noirs comme de l'encre et qui lui tombaient sur les yeux, qui avaient persuadé Li Peng de la perfidie de son adversaire victorieux.

Il faut dire qu'avec ses cheveux noirs qui lui cachaient les yeux, Dave Champoux ressemblait étrangement à l'ex-mari de Li Peng, David Chang Poo. Ce dernier avait quitté Li Peng pour une Blanche, marchande de café le jour et lutteuse dans le jello la nuit.

David avait divorcé de Li Peng et celle-ci n'avait d'autre but que de refaire sa vie en oubliant tout de l'homme qui l'avait trahie. Mais, par un de ces mauvais tours que nous joue parfois le destin, le souvenir de son ex-mari la poursuivait partout.

C'est que David Chang Poo possédait une odeur corporelle très complexe. On pouvait aisément y déceler des traces de : lavande, cuir neuf, sueur, Electrasol, béton poussiéreux, oeuf et poule, after-shave, oignons frits et oignons crus, essence, crayon feutre, bière, petits pieds, pelouse fraîchement tondue, café et jello (évidemment), et même l'odeur des poils de Ping Pong, le chien de la famille, que Li Peng adorait mais dont elle ne pouvait plus supporter la présence à la suite du divorce.

Où qu'elle aille, l'infortunée Li Peng était littéralement hantée par le souvenir olfactif de David. C'est pourquoi elle cherchait à étourdir son odorat en s'aspergeant copieusement de parfum au jasmin, une odeur qui, miraculeusement, n'était pas contaminée par le souvenir de son ex-mari.

La lourdeur des effluves qu'elle dégageait et l'inconfort ressenti par ses proches la gênaient terriblement. Parfois, elle se demandait si les hommes valaient vraiment la peine qu'on endure tout cela.

Dave Champoux s'installait à présent sur sa chaise, tout près d'ailleurs de Li Peng qui, assise au premier rang, avait l'espoir d'assister à la cuisante défaite du Québécois.

«Mesdames et messieurs», grandiloqua l'un des deux commentateurs, «accueillons maintenant le champion du monde en titre, le grand Robertoooo... Alvarez!»

La foule en délire levait le poing et scandait «The Rock, The Rock!» en souvenir de la victoire toute en « roche » de Roberto contre son adversaire kényan lors du dernier championnat international.

Li Peng sursauta lorsqu'elle reconnut la femme de Dave qui prenait place juste à côté d'elle. Ignorant tout du drame nasal qui affligeait Francine, la Chinoise s'étonna du fait que cette dernière ne semble pas incommodée par sa forte odeur jasminée.

«C'est mon mari», signala Francine à Li Peng en montrant Dave du doigt.

«Est-ce un être abject?» demanda la Chinoise.

«Je... Je crois que c'est aujourd'hui que j'en déciderai», répondit Francine, sibylline. Li Peng hocha la tête; il en fallait davantage pour perturber un être issu du mystérieux Orient.

Roberto Alvarez s'assit en face de Dave. Les deux adversaires firent craquer leurs jointures dans les micros disposés là à cet effet. Les « crac » sonores faisaient écho aux hurlements de la foule.

Soudain, plus un bruit. L'arbitre était arrivé. Le match allait pouvoir commencer.



DENIS LEVASSEUR ET RICHARD MOQUIN


«Oh, là, là, mon Richard. Je pense que les téléspectateurs seront d'accord avec nous, on vient d'assister à tout un match de finale pour cette grande discipline sportive qu'est le combat de roche-papier-ciseaux.»

«Très vrai, Denis. Toute une discipline, tout un match.»

«Pour les sportifs qui viendraient tout juste de se joindre à nous, mentionnons d'abord que le grand vainqueur de ce tournoi international est, pour la deuxième année de suite, le Mexicain Roberto Alvarez.»

«Très vrai, Denis. Roberto Alvarez, dit 'The Rock', qui a encore une fois voulu nous surprendre par une stratégie inédite.»

«J'en mange encore mes petits bas, mon Richard.»

«Je corrobore, Denis. Mais pour la première fois dans ma carrière, j'ai l'impression qu'on va plus se souvenir des circonstances qui ont entouré le match que du match lui-même.»

«Je te le dis comme je le pense, Richard, la première chose qui m'a frappé dès le début de la partie, c'est la manière dont Alvarez regardait Dave Champoux.»

«Très vrai, Denis. Il lui fixait les yeux, quelque chose de terrible.»

«C'est drôle, Richard, mais moi, j'ai pensé qu'il était plutôt hypnotisé par ses cheveux.»

«Très vrai, Denis. Surtout que The Rock n'a joué que « ciseaux » avant que la partie ne soit interrompue...»

«Ciseaux, cheveux, comme dans 'coupe de cheveux'... Un peu tiré par le poil des jambes comme analyse, mon Richard, mais c'est vrai qu'il faut être un peu fou pour se spécialiser dans un sport comme le roche-papier-ciseaux.»

«Très vrai, Denis. Et souviens-toi qu'en entrevue d'après match, Alvarez annonçait son retrait de la compétition en parlant de ses projets d'ouvrir un salon de coiffure...»

«Ça va te paraître étrange, mon Richard, mais je peux le comprendre. Autant on aime notre sport, autant on ne peut pas blâmer Roberto Alvarez de vouloir mettre une distance d'éloignement entre lui et le roche-papier-ciseaux.»

«Très vrai, Denis. Il tirait déjà de l'arrière avec sa stratégie «ciseaux», alors on imagine sa réaction en voyant débouler, en plein milieu du match, Juan Lopez...»

«... son ancien coach devenu comme qui dirait complètement fou, mon Richard...»

«... Lui-même en personne, Denis, et qui saute sur le bras chanceux de Champoux, armé d'une paire de ciseaux, pour essayer de lui saccager ses tatouages porte-bonheur...»

«C'était dur sur le coeur du sportif, mon Richard. Mais ça va certainement permettre de faire toute la lumière sur le massacre de Copain, le toutou fétiche du Kényan qu'Alvarez a éliminé en finale l'an dernier.»

«Tu l'as dit, mon Denis.»

«Pour le bénéfice des téléspectateurs qui viendraient de se joindre à nous, rappelons que la vie de Dave Champoux n'a pas été mise hors d'état de nuire, si je puis dire.»

«Tu puis dire, mon Richard, tu puis dire. D'ailleurs, pour moi, le moment fort de ce match a été de voir Li Peng Wong sauver la vie de Dave Champoux, l'homme qui l'avait pourtant éliminée sauvagement en demi-finale hier.»

«Très vrai, Denis. Et pour tout te dire, quand j'ai vu Li Peng Wong se précipiter dans l'arène au moment de l'attaque, j'ai cru qu'elle s'en prendrait elle aussi à Dave Champoux.»

«Mais c'est Lopez qui a été foudroyé.»

«Très vrai, Denis. Et retenons-nous de tomber dans les clichés, car la Chinoise ne l'a pas mis à terre en lui faisant une passe de karaté japonais.»

«Eh non, mon Richard. Intolérance au parfum du jasmin. Une condition plus fréquente qu'on veut bien le croire. D'ailleurs, j'ajoute pour le bénéfice des auditeurs que c'est comme ça que le chien de la famille est mort, chez mes cousins du côté des Ouellette. Pauvre Panpan. On en avait tous mangé nos petits bas.»

«Fascinant, Denis. Et tout aussi fascinant de voir Dave Champoux insister pour terminer le match malgré l'égratignure qui lui faisait office de blessure. Nos téléspectateurs se rappelleront qu'après l'évacuation de Juan Lopez, c'est Champoux lui-même qui a insisté pour que le match n'abandonne pas la partie.»

«Une insistance qu'on comprend mieux maintenant qu'on sait que Champoux essayait de gagner la joute par la magie de la tricherie, mon Richard.»

«Très vrai, Denis. Ce que cette finale nous aura appris, c'est que Dave Champoux est un être abject. D'ailleurs, c'est tout à l'honneur de sa femme, Francine, de l'avoir dénoncé à l'arbitre dès qu'elle a senti la connivence entre lui et la mascotte Ciseaux.»

«C'est là qu'on voit que l'honnêteté n'a pas d'odeur, mon Richard.»

«Très vrai, Denis. Et pour le bénéfice des téléspectateurs, rappelons que la mascotte Ciseaux, sous la pression des enquêteurs, a dû avouer qu'elle avait elle-même trompé Dave Champoux en lui faisant croire à la possibilité de tricher dans les parties de roche-papier-ciseaux.»

«Évidemment, Richard. Comme le faisait remarquer le grand William Guillermo lors du tournoi mondial de 1924, aucun vrai professionnel du roche-papier-ciseaux ne prépare ses coups d'avance derrière son dos. Il est donc impossible de prévenir quiconque du mouvement qu'un joueur s'apprête à faire.»

«Très vrai, Denis. On sait maintenant que Champoux croyait avoir gagné par tricherie contre Li Peng Wong, mais le fait est qu'il a triomphé...»

«... par hasard!»

«Eh oui, Denis! C'est la preuve qu'il n'y a pas de plus grande naïveté que celle d'un joueur prêt à tout pour gagner. »

« Et pas de plus grande détresse psychologique que celle d'une mascotte qui recherche à tout prix l'amitié des joueurs.»

«Très vrai, Denis, très vrai. Bref, victoire d'Alvarez après l'élimination de Dave Champoux pour tricherie, lors d'un match extraordinaire à tous points de vue. Nous ouvrons à présent nos lignes à nos auditeurs... J'ai au bout du fil monsieur Martin Rouleau, de Châteauguay. Vos impressions sur le match, monsieur Rouleau?»

«J'ai vu Li Peng Wong faire du scrapbooking avec Francine Champoux après la finale, dans le Bar des sportifs. Elles ne mangeaient pas de jello et ne buvaient pas de café, mais elles avaient l'air très proches l'une de l'autre, si vous voyez ce que je veux dire...»

«Alors là, Richard, j'en mange mes petits bas.»

«Je corrobore, Denis, et c'est plein d'émotion dans la voix que j'ajoute : bravo au monde du roche-papier-ciseaux. Certes, le drame humain nous frappe parfois en plein dans le nez, mais il donne aussi naissance à de bien belles amitiés.»

«Tout ça sans oublier la beauté du sport, mon Richard. Tout ça sans oublier la beauté du sport.»