Il n'est pas surprenant que les jurés du Goncourt et du Médicis aient retenu le livre de Yannick Haenel dans des catégories différentes, au roman pour les premiers, à l'essai pour les autres, car cet ouvrage est à la fois (mais séparément) documentaire et fictif. Son auteur a pris dans l'histoire de la Deuxième Guerre mondiale une figure réelle, celle d'un résistant polonais du nom de Jan Karski, mort à 86 ans à Washington en 2000. Et puis, faits documentés et établis, il en fait un personnage qu'il investit de l'intérieur. Impressionnante manoeuvre reliant efficacement histoire et littérature.

Jan Karski est un triptyque: d'abord Haenel présente, analyse, met en contexte le témoignage que fit (difficilement) ce vieil homme à la caméra de Claude Lanzmann lors du tournage de Shoah; Karski, qui était catholique, fut invité par des résistants juifs à entrer dans le ghetto de Varsovie en 1942 pour voir et alerter le monde sur un génocide à l'oeuvre... Lanzmann n'avait retenu que ses souvenirs du ghetto; pas le combat que cet homme mena, en vain, pour alerter la conscience du monde. Cet homme qui crut pouvoir faire arrêter l'Holocauste!Dans le second volet, Haenel plonge dans le livre qu'écrivit alors Karski après avoir compris qu'il n'ébranlerait pas l'humanité sur ce drame total (il en parla à Churchill, à Roosevelt), livre publié en 1944 sous le titre Mon témoignage devant le monde. Comme le livre de Robert Antelme (L'espèce humaine) passa inaperçu, celui de Karski sombra dans l'oubli. Haenel venge Karski, en quelque sorte, résumant son livre et rappelant comment, quand la France capitula devant Hitler, son sentiment que la Pologne et les Juifs étaient abandonnés par les Alliés et l'Europe, l'Histoire et la mémoire, lui fut terrible.

Au troisième volet, l'écrivain Haenel fonce dans la matière Karski, il abandonne le dossier pour entrer dans l'homme, la fiction gagne ses marques et ce que le résistant Karski (son vrai nom était Jan Kozielewski) n'a pu faire comprendre au monde, Haenel le prend sur ses épaules d'écrivain et signe, au nom de celui qu'il qualifie de «boîte noire de l'histoire du XXe siècle», une charge forte. Il en résulte des questions qui tuent: comment un monde qui a laissé faire l'extermination des Juifs peut-il se prétendre libre? Pourquoi, au procès de Nuremberg, personne n'a-t-il soulevé la question de la passivité des Alliés?

Haenel répète ces questions d'une manière insistante qui rappelle Thomas Bernhard. Il revient sur Hiroshima et Nuremberg, sur 1945, «la pire année du siècle», écrit-il: deux bombes atomiques d'un côté, 11 peines de mort expéditives de l'autre. Le jugement tombe: «l'extermination des Juifs n'était pas un crime contre l'humanité, c'est un crime commis par l'humanité».

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Jan Karski. Yannick Haenel. Collection L'Infini, Gallimard, 187 pages.