C'est l'histoire d'un homme qui voulait raconter des histoires dans une société qui lui tendait des obstacles. Cet empêchement a généré deux livres, plus de 1000 pages flamboyantes: Entretiens et Morceaux, des dialogues entre Daniel et René-Daniel, une conversation avec lui-même, parce qu'il n'y avait personne à qui parler.

Après s'être débarrassé de René-Daniel, la cuirasse protectrice qui lui a permis de survivre à la «prison qu'est cette société en perpétuelle agonie» (dans les Entretiens, parus il y a trois ans), Dubois traite dans Morceaux de sa vie extérieure, de la surface. «Morceaux porte sur l'écho du monde en moi. On m'a traité d'égotiste. On dit que les artistes parlent juste d'eux, mais tous les êtres humains portent le monde en eux. On vit plus en dedans que dehors», explique l'auteur, attablé au Barbare, rue Saint-Denis, visiblement ému de tenir en main ce livre, témoin d'une parenthèse de 20 ans dans sa carrière.

À l'origine du projet, il y a le manque. «J'ai su qu'il fallait que j'écrive ce livre. Pendant 30 ans, j'ai eu l'espoir que quelqu'un d'autre le ferait.» Faire quoi au juste? Dire. Raconter la vie d'un artiste face à un système autoritaire qui claquemure ses créateurs. Pour cela, il a emprunté le regard neuf de celui qui doute et laisse surgir les idées et les émotions, comme un grand appel d'air dans un monde asphyxié.

«J'ai voulu sortir de tout système. J'ai tenté de n'écouter que la nécessité intérieure et de mettre en veilleuse tous les autres ordres de nécessité. J'ai retrouvé le petit cul de 7 ans que j'ai été, avant qu'il ne connaisse les codes.» Il a donc convié René-Daniel pour une «dernière collaboration», afin d'évoquer cette fois son rapport au monde, sa vie à l'extérieur, soit son oeuvre, et le fabuleux chemin de la création. Il réunit des textes inédits, écrits au fil des ans: articles, conférences, billets d'opinion, lettres, contes, qui jalonnent son parcours et sa réflexion sous forme de conversation, ponctuée de chapitres sur l'histoire politique, sociale et culturelle québécoise.

La mise à mort du coureur des bois

Sa fouille sur les processus d'écriture et les mécanismes de l'imaginaire offrent une lecture fascinante du Québec, avec un constat des dégâts causés par notre peur de l'autre et de l'intuitif. Parmi les victimes, les signataires du Manifeste du Refus global, qui ont été emprisonnés ou forcés à l'exil. «On vit dans un monde qui ne veut pas entendre parler d'intuitions. C'est vrai partout, mais ici, d'une manière particulièrement virulente, parce qu'on est une petite société démographiquement. On veut nous fermer la gueule. On n'a pas besoin de chars d'assaut dans les rues. On les a en dedans.»

Pour expliquer cet étau intérieur, Dubois offre un passage fort lumineux sur la mythologie québécoise, observant quelques oeuvres-phares. Contrairement aux cultures américaine, française ou russe, qui ont leurs mythes fondateurs faits de forces qui s'opposent, la culture québécois apparaît orpheline de «déchirure mythologique». «Le dernier coureur des bois, c'est Guillaume (des Plouffe) et il se fait «shiper» dans le fond du bois. Les belles-soeurs, c'est la victoire de l'enracinement. Après, il n'y a plus moyen de partir. On a peur de l'autre, de tout ce qui est extérieur», se désole-t-il. «Toutes les cultures sont nécessairement déchirées, écrit-il, mais notre culture est unipolaire.»

Antidote à la pensée unique qui tient la parole en otage, Morceaux est une ode à la liberté d'expérimenter. «Comme dans les contes de fées, il faut transgresser, sauter de l'autre côté de la rivière, franchir des murs. Je suis un coureur des bois de l'esprit», ajoute celui qui croit qu'on doit apprendre à écouter les voix intérieures trop souvent muselées.

«En dépit du discours nihiliste omniprésent, il y a moyen de parler de l'intérieur», écrit-il. Preuve en est ce livre plein de fougue et d'ivresse où Dubois éclaire le monde depuis cet observatoire du dedans. Son refus du raccourci et des faux-fuyants suit une tradition des lettres en voie de disparition, quand la parole ne faisait pas dans la simplification ou le digest.

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Morceaux, Entretiens sur l'écho du monde, l'imaginaire et l'écriture. Daniel et René-Daniel Dubois. Leméac, 681 pages, 45,95 $.