Retenu en première sélection avec 15 autres écrivains de langue française, Dany Laferrière saura le 4 novembre s'il remporte ou non le prix Médicis pour son roman L'énigme du retour, qui vient de paraître chez Boréal. En attendant, le fils de feu Windsor se promène à Montréal en refusant de succomber à la dictature des faits et en reprenant l'adage qui dit: tout est vrai même si ce que je raconte n'est jamais arrivé.

L'entrevue a mal commencé. Très mal commencé. J'ai pourtant demandé à Dany Laferrière une question toute simple. Ton père est mort quand? Dans mon esprit et à la lumière de ma lecture encore toute fraîche, j'avais l'impression que la mort de Windsor Laferrière, le héros absent de L'énigme du retour, avait été le déclencheur de ce 19e roman et que sa disparition datait d'à peine un an. Sans compter que l'émotion à la fois subtile et poignante communiquée par le récit d'un exilé qui retourne dans son pays natal à la mort de son père ne pouvait, à mes yeux, qu'être le fruit d'un deuil récent.

 

«La mort de mon père? Je ne sais pas», a d'abord répondu Dany d'un air vague qui m'a sciée en deux. Voyant mon émoi, Dany s'est ravisé et m'a annoncé du bout des lèvres et presque douloureusement: 1984.

La date m'a fait l'effet d'une gifle. Pas seulement la date, mais le temps écoulé: 25 ans, un quart de siècle entre la mort réelle et physique d'un homme et sa résurrection virtuelle «tel un astre trop aveuglant» dans le roman de son fils.

Cette date bien réelle changeait subitement tout.

«Je parie en plus que tu n'es même pas retourné à Barradères, le patelin de ton père, comme tu l'as écrit?»

Dany m'a répondu que je lui faisais penser à un agent d'immigration avec toutes mes questions. Il a ajouté qu'on ne peut pas faire un reportage sur la littérature. C'est impossible. Ça ne se fait pas. J'ai répliqué qu'il n'était pas question d'un reportage sur la littérature. Seulement d'une entrevue avec un écrivain.

«Le malentendu, a-t-il ajouté, vient du fait que tu connais l'auteur.

«Je connais Michel Tremblay et je n'ai pas ce problème avec lui.

C'est drôle que tu dises ça, parce que si tu y penses bien, je suis un peu le Michel Tremblay de Port-au-Prince.»

La vérité dans l'émotion

Nous étions dans la vitrine du Plan B, avenue du Mont-Royal, à un jet de pierre d'une salle bondée de libraires que Dany irait séduire après notre rencontre. Pour les faire rire, il leur raconterait que la Petrowski lui avait donné du fil à retordre. Et pour cause.

En attendant, je venais de comprendre que j'étais tombée dans le foutu piège à cons de l'autofiction, un genre que Dany a toujours refusé de pratiquer, lui préférant une fiction déguisée en confession qui se donne des airs de confidence et d'aveux intimes, mais qui est en réalité un leurre dont on ne peut jamais départager le vrai du faux. Pourquoi?

«Parce que c'est moi, le seul témoin et que je n'avouerai jamais!» lance Dany en éclatant de rire, ravi de ce bon tour qu'il vient de me jouer, avant d'ajouter plus sérieusement: «Pour les journalistes, la vérité est dans les faits. Pour moi quand j'écris, la vérité est dans l'émotion.»

Mais encore. Ce qu'on écrit est une chose. Comment, pourquoi et dans quelles circonstances on écrit en est une autre. Mais soutirer la moindre bribe d'information de Dany à ce sujet ne fut pas facile. Il mit ses réticences sur le compte d'une pudeur, soi-disant héritée de sa famille. Pourtant, pendant qu'il évoquait sa famille, je ne pouvais m'empêcher de voir cette pudeur comme le fruit pourri de la dictature haïtienne que Dany a fuie à 23 ans, mais qu'il a commencé à subir dès la petite enfance à cause de l'engagement politique d'un père dont il portait aussi le prénom.

Aussi, de peur que le petit Windsor paie pour les prises de position de Windsor père, on s'est mis à l'appeler Dany. Puis on l'a envoyé vivre avec sa grand-mère, à l'extérieur de Port-au-Prince.

«J'avais 4 ou 5 ans quand mon père a quitté Haïti. Il était plus souvent dans le maquis qu'à la maison. Voilà un homme à l'origine de ma vie dont j'ignore même la manière de nouer sa cravate», écrit-il dans L'énigme du retour.

Filmer avec son stylo

Assez bizarrement ou peut-être justement parce que son père n'était qu'une absence, Dany a peu écrit sur lui au cours des 30 dernières années. Puis subitement, en décembre 2008, Dany a décidé d'aller passer Noël en Haïti. C'était la première fois qu'il le faisait depuis 1976. Pourquoi ce Noël-là plutôt qu'un autre, l'histoire et surtout son auteur ne le disent pas. Chose certaine, Dany avait dans ses bagages un carnet de notes, qu'il s'est mis à noircir furieusement dès sa descente de l'avion.

Dès qu'il partait marcher dans les rues de Port-au-Prince, qu'il s'arrêtait dans un bar ou un bouiboui, qu'il s'assoyait sur un banc, il notait tout ce qui bougeait autour de lui comme si son oeil ouvert et aux aguets était l'objectif d'une caméra. Pendant 10 jours, Dany a pour ainsi dire filmé Port-au-Prince avec son stylo. Il a écouté et enregistré les conversations des gens de la rue.

«J'ai voulu me faire l'écho des gens que j'ai croisés, raconte-t-il. J'ai observé, noté, consigné. Mon seul petit projet était de tenter de montrer autre chose que l'anecdote haïtienne et peut-être aussi de faire le portrait de ma génération, mais dans le moment présent, tout cela en cherchant à garder les choses dans leur lumière naturelle.»

En prenant des notes, Laferrière s'était donné une contrainte: celle d'écrire un récit constitué de simili haïkus, ces petits poèmes japonais de trois vers à qui il a donné une ou plusieurs longueurs de plus, histoire de casser le moule et d'exercer sa liberté d'écrivain.

Une valise en héritage

Pour le reste, Dany refuse d'expliquer pourquoi il a décidé pour ce 19e roman de s'attaquer aux deux grands mythes littéraires que sont la mort du père et le retour d'exil.

«Si c'est une déclaration d'homme politique que tu veux, tu ne l'auras pas. Je ne suis pas un homme politique, mais surtout, je ne peux pas parler mieux que mon livre. J'ai tout mis dans ce livre, toute mon intensité, toute mon émotion. Je ne peux pas faire mieux, ici, tout de suite avec ma parole.»

C'est vrai que Dany en dit beaucoup dans L'énigme du retour: sur Haïti, sur lui-même, sur le double exil qu'il vit entre Montréal et Port-au-Prince et sur son père, cet homme qui a vécu plus longtemps en exil que dans son pays et qui a fini sa vie seul, sale et fou dans une chambre à Brooklyn en refusant d'ouvrir la porte à son fils, la seule fois que ce dernier a cherché à le rencontrer, lui laissant pour tout héritage une mallette fermée à double tour et sans le numéro de la combinaison.

«Cette valise m'attendait, écrit Dany. Il a fait confiance au réflexe de son fils. Ce qu'il ne savait pas, c'est que le destin ne se transmet pas de père en fils. Cette valise n'appartient qu'à lui. Le poids de sa vie.»

Dany me jure que cette histoire de valise est vraie. En même temps, il me glisse que les trois personnages du roman, Dany, son neveu Dany Charles et Windsor son père, sont peut-être le même personnage, mais à trois temps de sa vie. Dany en trois temps. Comme l'Albertine de Michel Tremblay. La boucle est bouclée.