Riche d'un itinéraire qui l'a fait vivre sur trois continents, Alain Mabanckou porte en lui le vaste héritage de la culture noire, mais le dépasse aussi, déconstruisant les clichés sur la condition des Noirs et des immigrés.

Sur les traces de James Baldwin, l'écrivain afro-américain qui fut le porte-parole des Noirs dans les années 1960 et à qui Alain Mabanckou vient de consacrer un livre (Lettre à Jimmy), son nouveau roman, Black Bazar, déboulonne les mythes sur le racisme, en appelant entre autres à la responsabilisation des Noirs.

De passage à Montréal pour en faire la promotion, l'écrivain franco-congolais, récompensé du Renaudot en 2006 pour Mémoires de porc-épic, explique que Black Bazar est le résultat logique de son parcours.

«Je viens d'Afrique, j'ai vécu en France et je vis maintenant aux États-Unis. Il fallait un jour que je regarde la communauté noire de France, mais pour cela, il me fallait une distance, que je sois loin, aux États-Unis. Ça a donné ce Black Bazar qui peint les Africains dans leur vie de tous les jours».

Ce roman tragi-comique s'ancre en effet dans le quotidien des gens du peuple parisien, réunis au Jip's, un bar du 1er arrondissement qui est le théâtre de discussions animées où chaque immigré exprime sa vision du monde, formant une mosaïque de voix et d'expériences. Ce tissu complexe d'identités culturelles s'inspire de la vie de l'écrivain, partagée entre trois continents.

«Je vis cela comme un enrichissement, qui me donne plus de latitude dans le regard, mais en même temps, je ressens un certain écartèlement. Suis-je encore vraiment un Africain? Qu'est-ce qui me reste de la culture française? Est-ce que je suis prêt à embrasser la culture américaine? Dois-je réfuter ces cultures tri-continentales pour inventer une quatrième culture qui serait l'addition de ces trois cultures, mais qui pourrait aussi créer un monstre hybride dans lequel je ne me reconnaîtrais pas?»

À ces questions, on a envie de répondre que l'hybridité lui sied bien! Elle caractérise la communauté noire française de Black Bazar, nullement homogène ou unanime. Hippocrate est un Antillais raciste; Yves «L'Ivoirien» veut «bâtardiser la Gaule», soit faire payer aux Françaises la dette coloniale. Dans ce roman ironique où le racisme infiltre la communauté noire, Mabanckou ouvre une fenêtre sur la réalité immigrante éclatée et déjoue les clichés.

«Le monde est tissé de préjugés et, pour un écrivain africain qui arrive sur la scène littéraire, il y a des schémas déjà tracés qu'il lui faut déconstruire. Je choisis la dérision, la cocasserie et l'humour pour traiter de ces questions, parce que je pense que l'attitude de professeur qui dispense ses savoirs a trop longtemps tenu le haut du pavé et que, maintenant, il faut écouter ce que pense le peuple dans la vie quotidienne, les bars et la rue.»

Lettre à un jeune écrivain noir

Le narrateur de Black Bazar, un aspirant écrivain franco-congolais surnommé «fessologue» parce qu'il juge la beauté des femmes selon la rotation de leur «face B», tente de se frayer un chemin dans le milieu littéraire, de s'inscrire à la suite des grands écrivains comme Léopold Sédar Senghor, Aimé Césaire et Franz Fanon.

«L'héritage du monde noir est tellement vaste. Le défi qui se pose à l'Africain est d'écrire sans être prisonnier de l'idéologie qui veut qu'il parle toujours du problème noir. Je voudrais dire aux écrivains noirs: oubliez que vous êtes noirs, sans pourtant vous laver pour devenir blancs. Ne faites pas de la race l'objet fondamental de votre discours.»

La question de la littérature n'est pas une question raciale, selon Mabanckou. «La littérature se fonde pour moi sur une compréhension des rapports. Pourquoi tel peuple est proche de tel autre? Pourquoi je suis plus sensibilisé par un écrivain haïtien que congolais?» Black Bazar entrelace en effet une multiplicité de voix, des truculents poètes de rue aux auteurs classiques de toutes origines, et cet amalgame cacophonique montre toute la solitude des cultures qui se parlent sans se connaître.

«Chaque peuple a tendance à tirer la couverture de son côté. Il y a beaucoup de problèmes qui n'ont pas été réglés entre Blancs, Arabes, Noirs, Français et Africains.» L'écrivain s'inspire de ces incompréhensions pour rendre hommage à la différence.

Désormais professeur de littérature francophone en Californie, Mabanckou accueille l'élection d'Obama comme une belle démonstration que «l'intelligence n'a pas pour habitacle une couleur de peau» et se réjouit que «la leçon vienne de la première puissance du monde, moins ancienne que les pays d'Europe qui se targuent d'avoir créé les droits de l'homme, mais n'avaient pas précisé que c'étaient les droits de l'homme blanc.»

Black Bazar

Alain Mabanckou

Seuil, 247 pages, 27,95$

Lettre à Jimmy

Alain Mabanckou

Fayard, 188 pages, 12,95$