Quand il est question de soi, l'esprit critique parfois plafonne. François Moreau n'échappe pas complètement à cet humain travers dans le récit qu'il vient de signer. Autobiographique? En partie du moins, puisqu'on y rencontre des personnages biens réels, dont François Moreau lui-même, auteur d'une pièce, Les taupes, qui aurait selon lui été jouée «à guichets fermés», ce que dément un historien de la littérature, qui écrit que «le TNM n'a pas oublié (...) les salles désertes à la présentation des Taupes(1)». À beau mentir qui parle d'il y a longtemps...

On n'en voudra pas pour si peu à M. Moreau, qui de La bohème n'a pas fait le résumé d'une aventure professionnelle et intellectuelle, mais plutôt un récit d'apprentissage de la liberté, par la fuite en Europe à laquelle se sentaient poussés beaucoup de jeunes créateurs québécois de l'époque où parut Refus Global. Le suicide s'offrait aussi comme issue, mais notre héros avait trop soif de vivre pour recourir à cette solution affligeante. À 17 ans dans le récit, à 19 ans dans la réalité, il s'embarque sur un de ces cargos déglingués, appelés liberty ships, qui traversaient l'Atlantique sans garantie d'atteindre l'autre rive.

 

Paris, où il arrive après quelques détours, le séduit absolument. La bohème n'est pas comme ici l'affaire d'une poignée de rapins et de rimeurs, elle est une manière de survivre dans la désolation de l'après-guerre. François, ivre de liberté, doit quand même manger et dormir. Il trouve de petits boulots mal payés, qui le tiennent tout juste en deçà de la misère. Il se console dans la consommation des femmes, avec un cynisme total. Il prend et il jette, pas question pour lui de s'attacher à quiconque. Libre pour toujours, croit-il, sans se rendre compte qu'il est prisonnier de foucades qui ne le mènent nulle part.

M. Moreau ne fait rien pour atténuer la cruauté de son alter ego. Pas de nuances, que du brut, mais écrit dans une langue bien vivante, alerte et précise. Ça choque, mais ça porte. Un jour, le pire arrive au personnage. Il devient amoureux, il songe même au mariage. Amoureux maladif s'il en est, et on plaint sa pauvre Desdémone, pas vénitienne celle-ci mais anglaise et qui a pour nom Monica, de subir les crises de jalousie d'un François qui ignore tout de la fidélité. Cocu ou pas, il ne tuera pas la belle Monica. Elle mourra toute seule, victime d'un cancer. La bohème, c'est l'histoire bien tournée d'un grand amour qui tourne mal.

(1) «Le Théâtre», par Normand Leroux, revue Études françaises, vol. 13, n° 3-4, 1977, p. 339-363.

LA BOHÈME

François Moreau Triptyque, 198 pages, 19$

***