Ontarienne maintenant installée à Los Angeles, Lori Lansens vit un rêve qui n'est pas qu'américain. Ce n'est pas lui, par contre, qu'elle écrit. Mais il teinte ses écrits. À l'occasion de la sortie en français de son deuxième roman, Les filles, rencontre avec une femme plus vivante et vibrante que la moyenne.

Née dans une bourgade du sud de l'Ontario, la romancière Lori Lansens vit depuis presque trois ans à Santa Monica en compagnie de Milan Cheylov - l'un des producteurs et réalisateurs de 24 heures chrono, lui aussi Ontarien - et de leurs deux enfants. Quelques années avant leur déménagement, alors que la famille vivait au centre-ville de Toronto, elle avait présenté un scénario qu'elle avait écrit et comptait réaliser à un jeune acteur prometteur. Heath Ledger. Qui avait accepté d'y tenir le rôle principal, aux côtés de Molly Parker.

«Mais nous n'avons pas obtenu le financement. Mon mari m'a alors dit: «Écris ce roman dont tu parles depuis 10 ans.» Dix-huit mois plus tard, j'avais fini La ballade des adieux», raconte l'écrivaine rencontrée dans un hôtel de Beverley Hills à quelques jours de la sortie de la traduction française de son deuxième et très beau roman, Les filles.

Ce qui frappe immédiatement chez elle, c'est qu'elle est de ces êtres qui semblent «des vôtres» dès les présentations. L'impression de «On se connaît, non?» surgit au premier contact. Le sourire est sincère. La poignée de main est suivie d'une accolade spontanée. L'attitude est chaleureuse. La femme, bien que vêtue de noir, est de lumière.

De quoi prendre par surprise celui qui n'a pas lu Les filles et en découvre, à froid et hors contexte, le sujet - l'un de ceux à partir desquels il est facile d'imaginer le pire. Les filles en question sont des jumelles. Elles ont 29 ans, presque 30. Elles s'appellent Rose et Ruby. Elles sont craniopages. Soudées par la tête, quoi.

Ça fait image, oui.

Il ne faut pourtant pas, surtout pas, s'arrêter à ça. Parce que le roman de Lori Lansens ne raconte pas la vie d'un phénomène de foire. Nous ne sommes pas dans le grotesque. Nous sommes dans l'amour qui lie (oui) deux soeurs.

Deux soeurs aussi différentes l'une de l'autre que peuvent l'être... deux soeurs. Deux personnages éminemment attachants, à la manière d'un Elephant Man. Car comme David Lynch, Lori Lansens lève petit à petit le voile sur ces deux femmes, nous les révèle avec pudeur, dignité. Beauté. Et même drôlerie. On rit et on pleure, en compagnie de Rose et Ruby. Comme on rit et on pleure en compagnie de Lori Lansens. «Je ne peux pas parler de la finale du livre sans pleurer», admet-elle... en essuyant ses joues sur lesquelles roulent des larmes.

Elles font partie d'elle, ces jumelles. Pour cause. Leur «naissance» a quelque chose de très intime pour Lori Lansens. Leur «accouchement» sur papier, aussi. «J'étais enceinte de mon premier enfant pendant l'écriture de La ballade des adieux et j'ai accouché de mon deuxième quelques semaines avant sa publication. Quand je suis partie en tournée promotionnelle, j'avais mon fils sur la hanche et ma fille au sein, se souvient-elle. Je n'étais plus seule, jamais. Les origines des Filles se trouvent dans ce sentiment d'être si pleinement attachée à ces autres êtres.»

Elle a lu sur le sujet «Mais il y a peu de choses écrites concernant les enfants siamois, et ces textes sont signés par des scientifiques. Ils ne viennent pas de «l'intérieur», ils émanent d'observateurs.» Or elle savait qu'elle allait écrire une autobiographie. Fictive, bien sûr. Mais l'idée était de raconter les soeurs par la bouche des soeurs, qu'elle a imaginées naître en 1974 dans un village du sud de l'Ontario qui ressemble beaucoup à celui où elle a grandi. Un village assez petit pour qu'elles y soient considérées comme «les filles», point.

À quelque temps de leur trentième anniversaire, Rose prend la plume pour écrire sa biographie. Qui est un peu la «leur», pourrait-on croire: après tout, ce que vit l'une, l'autre le vit aussi. Oui. Et, surtout, non. C'est pour dire sa version des faits que Ruby, par moments, intervient dans les pages des Filles. L'entente entre les soeurs: elles ne se lisent pas l'une l'autre. L'une des beautés du texte et de la structure du roman se trouve là. Dans ces changements de ton. Cette manière de vivre les mêmes événements mais de les vivre de manière totalement différente.

«Je savais dès le départ que les deux jumelles se feraient entendre mais j'ignorais comment, raconte Lori Lansens. Rose a commencé et, petit à petit, de manière très organique, j'ai senti quand Ruby devait, à son tour, intervenir. J'avais vraiment l'impression, pendant les 18 mois qu'a duré l'écriture du livre, d'avoir Ruby sur une épaule et Rose sur l'autre. Mon mari vous dirait que je suis dans les deux filles et qu'ensemble, elles me ressemblent.»

Il est la meilleure personne pour le savoir: ils vivent ensemble depuis 25 ans. Ont partagé des appartements où, à la place du mobilier de salon, ils avaient des équipements de tournage et de montage. Ont surmonté les séparations: «Pendant des années, il travaillait plus souvent à Los Angeles qu'à Toronto, résume-t-elle. C'est pour ça que nous avons décidé de nous installer ici.» Dans les montagnes de Santa Monica. Où se poursuit une histoire d'amour commencée grâce à la littérature... et à Mordecai Richler.

Lori Lansens faisait en effet un stage à Toronto quand des amis lui ont organisé un blind date avec Milan Cheylov. «Va prendre un verre avec lui, tu verras bien.» D'accord. Rencontre dans un bar d'hôtel, à la va-vite, après le travail. Elle a mentionné son désir d'écrire et sa passion pour la lecture. Il lui a demandé ce qu'elle lisait à ce moment-là. «Quelque chose dont vous n'avez probablement jamais entendu parler», a-t-elle répondu en sortant de son sac son exemplaire de Cocksure. Un très vieux livre aux pages cornées qu'elle avait acheté d'occasion. Il a souri. A ouvert sa mallette et en a sorti... son exemplaire du même roman. «Le lendemain, nous nous sommes revus et il m'en a offert un tout neuf.»

La vie comme un roman, c'est ça.

Les filles

Lori Lansens

Traduction de Lori Saint-Martin et Paul Gagné

ALTO, 2009, 584 pages, 28,95$

****

PhotosIn