Très mauvaise idée que de s'envoyer un double espresso avant d'aller rencontrer l'écrivain Jacques Poulin. À près de 72 ans, à son 12e roman, l'homme semble vivre dans un autre espace-temps que le commun des mortels. Le style, c'est son Graal, et cela n'est pas sans lien avec le rythme. Celui de la lenteur. Essentiel à la douceur et à la tendresse, une infusion toujours très concentrée dans les romans de Poulin...

On sait l'homme discret et très humble. On a lu ces articles où tous les journalistes se sont sentis à la fois comme des privilégiés et des intrus dans son appartement du dixième étage de la rue Saint-Jean. Mais il fallait bien rencontrer le plus récent lauréat du prix Gilles-Corbeil - le Nobel québécois, doté d'une bourse de 100 000$ - au moins une fois dans sa vie, même s'il se prête à l'exercice uniquement pour faire plaisir à son éditeur. Cette fois, c'est pour le roman L'anglais n'est pas une langue magique. Le titre semble répondre à son précédent roman, La traduction est une histoire d'amour, et on le lui fait remarquer.

 

«Pour moi, ce roman, c'est comme le petit frère de l'autre», dit Jacques Poulin. Et de fait, ce roman met en scène le petit frère de Jack Waterman, alter ego de l'auteur. Ce petit frère, Francis, est un «lecteur professionnel» tandis que son grand frère est le «grand écrivain». Francis se considère comme l'équivalent d'Henri Richard évoluant dans l'ombre du Rocket, mais cela n'enlève rien à sa passion du métier et à sa dévotion envers la littérature. S'il n'écrit pas comme son frère, il lit, et il lit avec un grand sérieux. Assez pour accomplir des miracles auprès de ses clients. Les mots et le rêve ont un pouvoir, qu'il transmet à défaut de les écrire, comme le bon hockeyeur sait faire une bonne passe. Assez pour que Jack Waterman lui dise, à la page 119: «Toi, au moins, tu fais un métier qui sert à quelque chose». Et puisque Francis lit des livres en français, et puisque ces mots ont un effet autant bénéfique que physique sur ses clients, voilà qui donne à Jack l'idée de son prochain roman, L'anglais n'est pas une langue magique...

Contre la pose

Mais essayez de discuter de cela avec Jacques Poulin. Il déteste parler de ses livres, comme Waterman. Cela n'a rien d'une pose, puisqu'il affiche constamment ce regard coquin du fond de sa chaise pliante, qu'il utilise pour ses légendaires maux de dos.

Ce mépris pour les écrivains «médiatiques» revient partout dans ses romans. Ceux qui sont capables de pondre un livre par année, et d'en parler pendant des mois sur toutes les tribunes, alors qu'il écrit «si lentement». Il refuse de livrer tout indice sur son prochain roman dont il a déjà l'idée, de peur qu'un autre écrivain trop pressé lui chipe la substance, lui qui prend son temps.

On le bouscule un peu, et ça ne marche pas.

«Trouvez-vous que le monde manque de lecteurs?

- Non, puisque j'arrive à vivre de mon métier.

- Pourquoi ce personnage de petit frère qui surgit?

- Tous les écrivains ont leur petit univers. On entend souvent que les écrivains sont dirigés par leurs personnages, mais ça, c'est vraiment de la bouillie pour les chats. On dit ça pour faire bien. En fait, on se sert volontairement des personnages pour le récit.

- On est dirigé par l'écriture, alors?

- Non plus. On retravaille beaucoup le premier jet. Quand on a fini, on réécrit, et l'on met deux fois plus de temps à faire les corrections.

- Vous doutez encore de votre talent, de votre pertinence, après tous vos romans, vos prix, cette reconnaissance?

- Je me demande toujours si j'ai assez de matière. Ce n'est pas plus facile d'écrire après tous ces livres. Au contraire.

- Et le prix Gilles-Corbeil?

- Je peux écrire maintenant sans souci. Mais je ne me soucie pas des honneurs.

- Vous dites que vos personnages ont toujours un rapport avec la littérature, mais que cela commence à vous restreindre, puisque vous avez un écrivain, une traductrice, un libraire, maintenant un lecteur. Jack, l'écrivain, est un peu l'axe, le pivot autour duquel va naître, par un personnage qui le connaît, un nouveau roman...

- La cause de cela, c'est une faiblesse d'imagination. J'aimerais écrire des histoires complètement nouvelles, mais j'en suis incapable...»

Parlons livres

Au beau milieu de l'entrevue, pendant qu'un vilain rhume me fait éructer à chacune de mes questions, il semble heureux de faire bifurquer l'entretien vers une expérience médicale. Jacques Poulin me fait renifler un mouchoir imbibé d'huile à l'eucalyptus et à la menthe poivrée. Ça l'intéresse beaucoup, et ça marche, en plus. L'oeil rieur et le visage illuminé, il est fier de son coup.

Et l'on se dit: c'est peut-être ça, la magie de l'écriture de Jacques Poulin. Une espèce de gentillesse naturelle et efficace, comme les mystérieux remèdes de grand-mère qui fonctionnent en dépit de leur étonnante simplicité.

Une diversion? Certainement. S'il n'aime pas parler de SES livres, il aime parler DES livres. Entre autres ceux écrits sur le voyage de Lewis et Clark, inspiration pour L'anglais n'est pas une langue magique. Le reste de l'entrevue sera un échange entre lecteurs et il quittera sa chaise pour faire des allers-retours à sa bibliothèque. Il s'extasie sur l'ouvrage de Denis Vaugeois (America 1803-1853: L'expédition de Lewis et Clark et la naissance d'une nouvelle puissance, chez Septentrion), une «merveille», dit-il, puis nous parlons de l'importance du style et du premier paragraphe. Il me fait lire Hubert Mingarelli. «J'aime lire n'importe quoi de Mingarelli. Il va prendre un personnage, le faire marcher sur la route et ça va faire tout un chapitre. Moi, je n'oserais pas faire cela. J'aurais l'impression d'ennuyer le lecteur. Il faut qu'il y ait une action, un fil conducteur, même un suspense.» Ça veut donc dire qu'il est lecteur de polars? «Oui, mais je ne les termine pas toujours, ça ne m'intéresse pas de savoir qui a tué.» Le style, toujours le style. Il me fait lire ce qu'il considère comme du «travail professionnel», La position du tireur couché de Jean-Patrick Manchette. Et il finit par laisser tomber:

«Vous aimez les livres, vous.»

Venant de Jacques Poulin, on prend ça pour un compliment. Et on le laisse tranquille, par politesse, non sans avoir reçu un nouveau mouchoir imbibé d'eucalyptus pour la route. Le coeur au chaud.