Elle a fait à rebours le chemin de ses parents, du Manitoba au Québec, où, au-delà des courants, elle a construit une oeuvre qui s'est inscrite dans le temps. L'auteur de Bonheur d'occasion aurait eu 100 ans aujourd'hui.

Montréal, juin 1945. La Deuxième Guerre mondiale est finie depuis un mois à peine quand la Société des Éditions Pascal lance le premier roman de Gabrielle Roy.

 

Son nom est déjà assez connu dans la province, où l'ancienne institutrice de Saint-Boniface, au Manitoba, travaille comme journaliste depuis le début de la guerre, qui l'a forcée à rentrer d'Europe. Ses reportages ont touché et la métropole et la campagne tant par leurs sujets que par les publications où ils avaient paru: de la Revue moderne, urbaine et au fort lectorat féminin, au Bulletin des agriculteurs, qui tirait à l'époque à près de 150 000 exemplaires.

Le succès de Bonheur d'occasion est immédiat. Les lecteurs canadiens-français, habitués jusque-là à suivre les évolutions de personnages romanesques du terroir (par ex. Un homme et son péché, 1933) ou étrangers, découvrent que Montréal, la grande ville, peut constituer une toile de fond aussi vivante que St-Lin ou Paris.

Les gens de Saint-Henri, par contre, ne sont pas trop contents parce qu'ils ne se reconnaissent pas dans les histoires de la famille Lacasse et que leur quartier paraît mal dans le livre. Ça ne sera pas la dernière fois. Entretemps, c'est la première fois que se pose en ces termes la «question historique»: jusqu'à quel point le romancier doit-il rester fidèle aux «faits» ? Les plus politisés arguent quant à eux que, au-delà des détails et des histoires d'amour, l'essentiel du roman reste «l'aliénation des masses prolétariennes canadiennes-françaises».

Un best-seller de facture moderne, une nouvelle vedette, un débat de lettrés, des réactions populaires: avec Bonheur d'occasion, la littérature canadienne-française commence à se placer. Manque encore la reconnaissance internationale... À Paris où Gabrielle Roy, nouvellement mariée, s'établit en 1947, Flammarion a publié le roman qui remporte cette année le prix Femina, première grande récompense française décernée à un écrivain canadien. Plusieurs critiques français y voient une décision politique en faveur du Canada qui a soutenu l'édition française pendant l'Occupation.

À New York, loin des persiflages parisiens, la Literary Guild commande pour son «Book of the Month Club» 700 000 exemplaires de la traduction anglaise de Bonheur d'occasion (l'auteure touche la moitié des 110 000$ de droits) et Universal Pictures paye 67 000$ pour les droits de reproduction cinématographique de The Tin Flute. L'oeuvre, toutefois, ne sera portée à l'écran qu'en 1983 - Gabrielle Roy est morte un mois avant la première du film -, une production de l'ONF signée Claude Fournier, avec Mireille Deyglun dans le rôle principal de Florentine Lacasse.

Au Canada, en cette même année 1947, Gabrielle Roy remportera le Prix du gouverneur général pour la traduction anglaise de Bonheur d'occasion (les oeuvres originales en français ne deviendront éligibles qu'en 1959). Elle gagnera deux autres «G.G.»: en 1957 pour la traduction de Rue Deschambault (Streets of Riches) et en 1977 pour Ces enfants de ma vie.

Vingt-cinq ans après sa mort, qu'en est-il aujourd'hui de l'oeuvre de Gabrielle Roy qui a donné une vingtaine d'ouvrages en 40 ans d'écriture?

«Son oeuvre est toujours vivante», nous dira François Ricard, professeur de littérature à McGill où il dirige le Groupe de recherche Gabrielle Roy et auteur de nombreux ouvrages sur la vie et l'oeuvre de la romancière dont il est l'exécuteur testamentaire (Gabrielle Roy: une vie, Boréal, 1999, etc.) «En fait, c'est l'oeuvre la plus vivante des écrivains de cette génération. Bonheur d'occasion circule encore très bien, tout comme Ces enfants d'ailleurs et La détresse et l'enchantement, son autobiographie.»

Le livre, publié à titre posthume en 1984, commence par ces mots: « Quand donc ai-je pris conscience pour la première fois que j'étais, dans mon pays, d'une espèce destinée à être traitée en inférieure?» Malgré ces paroles lourdes de sens politique, Gabrielle Roy n'a jamais été une écrivaine «nationaliste», loin s'en faut, déclarant même, après le retentissant «Vive le Québec libre!» de 1967: «Je proteste contre la leçon que le Général de Gaulle prétend donner à notre pays.»

Malgré ses liens avec Montréal et Québec, où elle a passé les 30 dernières années de sa vie, son pays, c'était le Canada. Pour François Ricard, «Gabrielle Roy a gardé jusqu'à la fin de sa vie une grande image du Canada». Un pays dont elle partageait les valeurs d'accueil, entre autres, elle qui, dans son enfance manitobaine, avait été en contact avec des immigrants de nombreuses souches, comme on peut le lire dans La petite poule d'eau (1950). «Elle a traité du multiculturalisme avant que ça ne devienne une idéologie fédérale», dira encore son biographe. «Mais elle est toujours restée une étrangère dans son propre pays.» Étrangère et indépendante, tant dans sa vie que dans son oeuvre «qu'il est impossible de ramener à un courant ou à une école».

Que trouvent les lecteurs d'aujourd'hui dans l'oeuvre un peu sombre de celle qui, de son propre aveu, avait «peut-être une propension à mieux recevoir les affligés» ? François Ricard a répondu et répondra encore à la question des milliers de fois: «Toujours de belles histoires, des personnages attachants, un langage simple, limpide, d'une beauté parfaite.»

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AU PROGRAMME

Aujourd'hui à la Première Chaîne de Radio-Canada, l'émission Vous m'en lirez tant (14h) est consacrée à Gabrielle Roy. L'animatrice Lorraine Pintal recevra d'abord Marcel Collet qui a réalisé Et si cette femme pouvait parler... Hommage à Gabrielle Roy, documentaire-fiction dont la première aura lieu ce soir à la Cinémathèque québécoise dans le cadre du Festival international du film sur l'art (FIFA) (et que l'on verra à la télé en juin). 

Une table ronde réunira ensuite François Ricard, l'essayiste Alain Roy, directeur de la revue l'Inconvénient et auteur d'une étude sur l'oeuvre de Mme Roy (L'Idylle et le désir fantôme, Boréal, 2004), et Dominique Fortier, auteure d'une thèse sur la célèbre Manitobaine.

À la télévision de RC, à 16h30, la série Les nouveaux mondes présente Gabrielle Roy et la rue qui l'a menée au bout du monde, un beau voyage avec, comme guide, la comédienne Sylvie Drapeau.

Par ailleurs, la très riche zone Archives du site internet de RC (Radio Canada.ca) met à la disposition des internautes curieux 15 clips audio et vidéo des entrevues accordées à Radio-Canada par la romancière qui n'a jamais couru après les journalistes.

Finalement, les Éditions du Boréal éditeur de La détresse et l'enchantement, d'une douzaine d'autres titres dans sa collection Boréal Compact et des Cahiers Gabrielle-Roy annoncent la sortie pour l'automne d'une «Édition du centenaire», tirage limité et numéroté, des quelques oeuvres de la romancière dont, pour commencer par le commencement, Bonheur d'occasion et La petite poule d'eau.

François Ricard et son équipe travaillent aussi à l'organisation d'un colloque Gabrielle Roy, comme celui présenté à Winnipeg il y a une douzaine d'années et qui avait réuni des universitaires des cinq continents.