Rencontre avec Pierre Bayard, auteur d'un best-seller inattendu, Comment parler des livres que l'on n'a pas lus, traduit dans 20 pays.

Pierre Bayard est un jeune homme de 54 ans, dont vous ne savez pas, lorsque vous le rencontrez, s'il est timide ou réservé. On suppose que les shows télévisés obligatoires pour les auteurs qui veulent «réussir» ne sont pas son fort. Ni les médias en général. La première réaction de l'attachée de presse des éditions de Minuit lorsque vous sollicitez une entrevue: «Est-ce que ça pourrait se faire par mails?» Finalement, par courriels interposés, le rendez-vous est fixé place du Châtelet, lieu de passage central et anonyme.

 

Il ne va pas jusqu'à s'en plaindre, mais parle de sa nouvelle notoriété comme d'une bizarrerie. Professeur de littérature à Paris VIII - faculté non conformiste qu'il appelle encore «Vincennes» même si elle à déménagé Saint-Denis -, psychanalyste discret exerçant «dans Paris», il s'est retrouvé en 2007 auteur de best-seller. Avec un livre au titre ironique: Comment parler des livres que l'on n'a pas lus. Énormes ventes en France. Des traductions dans une vingtaine de pays. Des critiques dithyrambiques à Londres, New York, Berlin et on en passe.

Un succès fondé sur un malentendu?

«Il y a deux façons de voir cette affaire, plaisante Bayard: ou bien il y a énormément de non-lecteurs et de fumistes qui croyaient trouver dans ce livre une méthode pour briller sans se fatiguer. Ou alors, ils sont plus nombreux qu'on ne le croit à apprécier les livres ironiques sur la littérature. À New York, belle réception. Mais bizarrement, les journaux britanniques ont enregistré le message au premier degré. Un critique a écrit: «C'est dangereux d'apprendre aux enfants à parler des livres qu'ils n'ont pas lus.» Donc je suppose que beaucoup d'acheteurs ont refermé le livre après quelques pages: ils espéraient un livre de recettes pour briller en société, et voilà qu'on leur parlait de Paul Valéry et Robert Musil. Ils auraient dû se méfier, car sur la quatrième de couverture, je disais que le sommet consistait pour un non-lecteur à discuter d'un livre avec un autre non-lecteur... «

En France, désormais, les journalistes littéraires ont compris que les thèses de Pierre Bayard devaient être prises avec un gros grain de sel. Mais ce n'était pas le cas au début. En 1996, dans Le hors sujet, il suggérait d'alléger l'oeuvre de Proust de ses digressions pour la rendre plus accessible: «Des revues proustiennes ont poussé les hauts cris, me reprochant de ne pas avoir compris que les digressions étaient volontaires et essentielles chez Proust...»

Aujourd'hui tout le monde a compris que chez Pierre Bayard, il s'agissait d'un jeu mais sérieux: livre après livre (il en est à son 12e), il continue de dérouler ce qu'il appelle ses «fictions théoriques». Après avoir démontré que Conan Doyle s'était fourvoyé dans L'affaire du chien des Baskerville (2008), le voilà qui revient aujourd'hui avec Le plagiat par anticipation, un petit essai très librement inspiré de Valéry, de Borgès, et du célèbre Ouvroir de littérature potentielle de Raymond Queneau et Georges Perec.

L'Oulipo, dans ses débuts, avait effleuré cette affaire de «plagiat par anticipation» mais sans s'y attarder, ce qui amène Pierre Bayard à suggérer que, précisément, le groupe l'avait plagié un demi-siècle à l'avance. Des plagiats par anticipation, il y en a partout en littérature. Sophocle plagie le roman policier qui n'existe pas encore. Un passage de Zadig de Voltaire ressemble à s'y méprendre à un extrait de Sherlock Holmes. Plus loin, Maupassant fait du Proust quatre décennies avant l'original.

Bayard jongle avec de fantaisistes spéculations de Paul Valéry, pour qui tous les textes ont déjà été virtuellement écrits, puisqu'ils ne sont à la fin qu'une combinaison aléatoire de mots disponibles dans le langage. Une réflexion voisine de celle de Borges, pour qui la réalité du monde peut être indifféremment contenue dans un seul mot, ou alors dans la totalité des mots du dictionnaire.

«Mais ce n'est pas exactement mon propos dans ce dernier livre, tient-il aussitôt à préciser. Ce qui m'intéresse d'abord, c'est le rapport de l'oeuvre littéraire avec le lecteur. La littérature se situe quelque part entre l'oeuvre elle-même et le lecteur. Pour moi qui suis en réalité un gros lecteur, les oeuvres subsistent, mais telles que je les ai en partie oubliées, ou alors transformées par le souvenir. Également par les autres lectures que j'ai faites, et ce que j'ai entendu à propos de telle oeuvre. J'ai lu trois fois La recherche, mais je ne peux pas dire que je l'ai totalement lue ou que je la connaisse objectivement: il y a toujours des trous dans la lecture, et des interférences. Il y a aussi le fait qu'on ne peut plus lire un texte des siècles passés en toute candeur, en faisant abstraction des auteurs qui ont suivi. Quand je lis ce passage de Zadig, je me dis vraiment: tiens, Voltaire fait du Conan Doyle!»

Un conseil, pourtant, de l'auteur quelque peu retors de Comment parler des livres...: ne jamais prendre ce qu'il écrit pour argent comptant, car à l'intérieur d'un même livre, le point de vue qu'il adopte n'est pas fixe. «C'est pourquoi je parle de fictions théoriques: dans un même texte, je fais intervenir successivement plusieurs narrateurs, dont certains sont plus sérieux et d'autres plus farceurs. Quand dans ce dernier livre il est dit que Laurence Sterne (Tristram Shandy) est un post-moderne qui appartient véritablement au XXIe siècle, il s'agit d'une exagération. Idem lorsqu'il est affirmé que Racine arrive dans l'histoire littéraire APRÈS Victor Hugo. Je sais, ce n'est pas bien: cela nous ramène à Roger Ackroyd et à cette fourberie suprême qui consiste à cacher un assassin derrière le narrateur lui-même.»

Pïerre Bayard sourit, fier de son coup: «Et si on ne peut plus se fier au narrateur, à qui donc se fiera-t-on?»

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Le plagiat par anticipation

Pierre Bayard

Éditions de Minuit, 155 pages, 29,95$