La magistrale biographie de François Mauriac dont Jean- Luc Barré vient de publier le premier tome a provoqué comme prévu un débat dans les milieux littéraires parisiens. Fallait-il explorer dans le détail cette face cachée, l'homosexualité secrète qui tourmenta toute sa vie l'écrivain catholique bordelais?

Certains mauriaciens estiment que ces révélations n'ajoutent rien à la compréhension du romancier et ternissent l'image d'un homme qui, toute sa vie, s'est employé à dissimuler ses penchants profonds. D'autres pensent que, si l'on écrit la biographie d'un grand écrivain, il est normal et nécessaire de fournir l'une des clefs principales de son oeuvre. Ce qui valait pour Proust vaut pour Mauriac. Dans L'Express, Jean d'Ormesson estime que «ce livre explique les déchirements perpétuels de Mauriac». Et son fils cadet Jean, qui en approuve la publication «même s'il a été parfois blessé», résume son sentiment: «Homo, certainement, sexuel, j'en doute.»

 

Jean-Luc Barré, qui a eu accès à une montagne d'écrits intimes et de documents inédits restés dans la famille, détaille avec précision et subtilité cette obsession permanente : «Orphelin de père, élevé par une mère puritaine et autoritaire, dit à La Presse Jean-Luc Barré, Mauriac était l'ambivalence même. Il a voulu à tout prix se marier pour échapper à la «tentation de la chair» et «par terreur de lui-même». Et a fait quatre enfants à sa femme. Son attirance pour les jeunes et beaux garçons est une donnée permanente. Depuis l'adolescence jusqu'à l'orée de la vieillesse. Au début de la quarantaine, il traversera une terrible crise intérieure au contact d'un jeune diplomate culturel suisse, Bernard Barbey.

Les écrits intimes de Mauriac fourmillent d'allusions ou d'aveux involontaires. À vingt ans, il évoque «un jeune homme blond aux yeux mi-verts», cette «poursuite toujours vaine de l'amour». Il note: «Hier, heures d'exaltation, il m'a parlé.» À 26 ans, déjà familier de Cocteau, il lui dédie un poème: «Vous allez, bel oiseau, sans jamais atterrir/Renversant votre cou tiède et doux de colombe.» Poème interdit de publication pendant un siècle.

Mauriac manifestera publiquement de la vénération pour Gide et Proust. Il aura toute sa vie des fréquentations masculines: un prêtre homosexuel, un ancien amant de Proust, des anonymes tel ce Hamelet, jeune communiste, qui l'entraîne «dans un bar d'hommes». À la fin de sa vie, il fréquentera Jacques Chazot, danseur et grand mondain parisien.

Mauriac est-il passé à l'acte? Jean-Luc Barré incline à croire, tout comme Daniel Guérin, anar, homo et confident de Mauriac, que celui-ci, entre 20 et 40 ans, «pratiquait un tout petit peu». Mauriac lui-même évoque parfois des «aventures»: «Qu'il ait été un homo actif mais de façon très intermittente , c'est le plus probable, dit le biographe. Mais de tout cela il n'y a pas de preuves, et les témoins sont morts.»

Cela se passait à une époque où l'homosexualité était une tare inavouable, sauf pour Gide ou Cocteau. Le secret de Mauriac fut (à peu près) gardé de son vivant. Et même plus tard. Dans la grande biographie qu'il lui a consacrée en 1980, Jean Lacouture élude pudiquement la question. En féminisant au besoin le prénom de certains amis du jeune Mauriac.

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François Mauriac,

Biographie intime, tome 1,

Jean-Luc Barré

Fayard, 646 pages. Bientôt en librairie.