«La haine littéraire s'entretient. Elle permet à l'écrivain de construire sa légende en se posant en rival des gloires de son temps.»

Pour leur Histoire des haines d'écrivains, Anne Broquel et Étienne Kern, deux jeunes professeurs de l'Université de Paris, ont choisi le vaste corpus du XIXe siècle français, délimité en après-titre: De Chateaubriand à Proust. En prenant les oeuvres comme bornes, ce lumineux voyage dans les ténèbres de l'orgueil et de la jalousie commencerait en 1802 avec la publication de Génie du christianisme de François René de Chateaubriand (1768-1848) - le «Chat» dira plus tard qu'«un succès fait toujours beaucoup de peine aux meilleurs amis» - pour s'étendre jusqu'à la sortie, en 1913, de Du côté de chez Swann, première partie d'À la recherche du temps perdu de Marcel Proust (1871-1922).

Entre ces phares défile peut-être le plus glorieux cortège de l'histoire de la littérature: Balzac, Mérimée, Vigny, Baudelaire, les Dumas, les Daudet et les Goncourt, Stendhal, Mallarmé, Rimbaud et Verlaine. Se haïssent tous pour se tuer, se provoquent parfois en duel (mais tirent mal), se collettent en public: voyez Charles Cros donner la volée à Anatole France.

 

Dans les salons, la haine s'habille de politesses, se dilue dans le chablis, pour ressortir en vacheries à la brasserie ou dans la correspondance intime. «L'alcool ne conserve pas les cerveaux, il est fait pour les foetus», écrira Gustave Flaubert au sujet d'Alfred de Musset dans une lettre à Louise Colet, son ancienne maîtresse. Auprès de qui l'a remplacé... Musset, rendu impuissant par l'alcool et dont, évidemment, l'auteur de Madame Bovary abhorre la poésie mielleuse.

La haine - cette haine qui permet d'exister - n'est-elle jamais aussi forte que dans l'espace clos des triangles amoureux? Le critique Sainte-Beuve a longtemps été l'amant d'Adèle Foucher, la femme de Victor Hugo, «l'homme-siècle» dont tout le monde enviait le talent, le succès et la richesse. «J'ai l'honneur d'être un homme haï», dira l'auteur de Notre-Dame de Paris, «saint laïc» et amant fidèle qui gardera l'actrice Juliette Drouet comme maîtresse pendant 50 ans. Tout en haïssant tranquillement «Sainte-Bave», à qui il dédiera quelques vers après sa mort: «Rien de toi ne m'étonne ô fourbe tortueux!»

Ces histoires de femmes deviennent des histoires d'hommes, quand, par exemple, elles sont racontées par cette «croqueuse d'hommes de lettres» qu'était George Sand. Plus loin, les haines littéraires se nourrissent aux chicanes de chapelles - comme celle opposant classiques et romantiques dans la «bataille d'Hernani», avec «Ego Hugo» à l'épicentre - et aux divergences politiques, foisonnantes dans la France du XIXe siècle, où la même génération a pu voir le pays passer de la République à l'Empire et de la monarchie à la révolution.

Ces chambardements arrivent dans un temps où émerge la grande presse dont les titres ont vite fait d'épouser l'une ou l'autre des teintes que le génie français peut donner à l'engagement politique. Avec les chicanes idoines, comme l'affaire Dreyfus (trop peu expliquée, ici, par les auteurs), qui mènera, après le célèbre J'accuse d'Émile Zola, à une division nette de la France en deux camps. Et à l'émergence du personnage de l'intellectuel, un autre qui aime la chicane.

En même temps, les grands journaux fidélisaient les nouvelles masses lectrices avec des romans-feuilletons qui ont fait la fortune d'écrivains comme Eugène Sue (Le juif errant), méprisé par la majorité de ses collègues du temps.

Ces mêmes «immortels» de l'Académie française - Zola sera refusé 19 fois! - et autres géants des lettres qui se traitent de «pot de chambre» et de «serpent à sonnets», quand ce n'est pas de «queues rouges de maisons suspectes».

Pourquoi tant de haine, bordel de lettres?

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Une histoire des haines d'écrivains

Anne Boque et Étienne Kern

Flammarion, 315 pages, 39,95$

***1/2