La question de l'identité, pivot central de la littérature canadienne, se renouvelle avec l'avènement des lois dictées par la mondialisation et l'accroissement des échanges culturels. Pour Neil Bissoondath, né à Trinidad, émigré au Canada anglais, puis installé au Québec depuis une vingtaine d'années, l'identité n'est pas faite d'un bloc monolithique. Dans son sixième roman traduit de l'anglais, il explore les ramifications de la fabrication des mensonges identitaires dans une société où règne l'anonymat.

Rencontré lors de son passage à Montréal, Bissoondath parle de ses personnages comme des êtres indépendants qui apparaissent sans qu'il ne prémédite leurs actions. Pour Cartes postales de l'enfer, il a donc suivi Alec, 25 ans, un garçon taciturne qui perd ses parents et choisit d'ouvrir une agence de décoration intérieure. Pour acquérir de la crédibilité auprès de sa clientèle, il feint l'homosexualité. Il croise Sumintra, issue d'une famille d'origine indienne conservatrice, qui refuse de se soumettre à l'autorité de ses parents, préférant agir selon les valeurs occidentales sous une fausse identité. Unis par le secret, ce couple clandestin tient bon dans le mensonge, jusqu'à ce que la vérité refasse surface.

 

L'auteur met donc en scène deux êtres ayant fui la vie augurée par leurs parents, lui préférant une vie inventée. «Ces personnages ont la possibilité de se créer la vie dont ils rêvent, de se fabriquer une identité», explique l'auteur qui vante les privilèges de la mobilité identitaire propre à notre époque. «Nous habitons maintenant une société qui nous permet de devenir ce qu'on voudrait être. Avec Facebook et tout ça, on peut inventer ce qu'on veut, mettre la photo d'un autre. On pense avoir accès à plus d'information, mais on peut jouer avec cette information, politique, sociale ou personnelle», explique l'écrivain, fasciné par cette liberté absolue que nous avons de nous inventer une vie à la mesure de nos désirs.

Sans accuser ceux qui choisissent de vivre dans le secret, qui est partout, Bissoondath questionne la conception philosophique de l'identité et du soi. Il évoque l'idée selon laquelle nous ne serions que les rôles que nous jouons, des êtres construits de toutes pièces. À l'encontre du discours psychologique sur la recherche et la connaissance de soi, le romancier oppose un regard sceptique. «On a fait de l'identité une sorte de fétiche aujourd'hui, sans savoir de quoi il s'agit exactement. Que signifie «être soi-même»? C'est beaucoup plus compliqué qu'on ne le pense», croit-il. «Il est très difficile de se définir, parce qu'on change selon les situations. Celui que je suis aujourd'hui ne sera pas nécessairement qui je serai dans 10 ans.»

La condition immigrante

Un fait divers datant de quelques années a provoqué chez Bissoondath une réflexion sur le choc identitaire des enfants d'immigrés. Une jeune fille avait été assassinée par son père d'origine indienne, à la suite d'une relation amoureuse hors des règles strictes établies par l'honneur dans la culture du père. Émigré de Trinidad, Bissoondath a vécu une renaissance en arrivant au Canada, mais sans la confrontation parentale. «Moi, je suis arrivé seul à l'âge de 18 ans. Je n'ai pas eu besoin de mensonges ou de secrets. Je pouvais vivre à ma guise, mais quand on vit au sein d'une famille où s'imposent des valeurs contradictoires avec celles de la société d'accueil, il faut négocier cette frontière». C'est le cas de son personnage, Sumintra, qui devient Sue à l'extérieur de la famille et vit un véritable choc entre les valeurs de ses parents et celles de la société nord-américaine. «Si Sumintra avait suivi les valeurs de ses parents, elle aurait eu une vie assez prévisible, sans heurts, mais sa personnalité ne lui permet pas ça. Les secrets sont pour elle une libération.»

Le romancier comprend le désir d'émancipation de ses personnages, mais à toute liberté, il y a un prix. «Je crois que lorsque le secret marche trop bien, on peut devenir prisonnier, comme Alec, qui feint l'homosexualité, mais finit par ne plus pouvoir sortir de son rôle.» Les personnages semblent d'ailleurs confinés à une certaine solitude de par leur double vie. «Ils sont enfermés dans leur monde», répond Bissoondath. «Sumintra va chercher à se débarrasser de tous ses mensonges. Elle est prête à déplaire à ses parents pour avoir une relation ouverte, honnête, avec Alec.» Le dénouement inattendu du roman montre qu'il n'est pas simple de sortir de la comédie qu'on s'est montée. Quand le secret devient la seule réalité envisageable, la liberté de choisir sa vie se trouve rétrécie.

Au final, cette fable inquiétante dessine une nouvelle architecture du secret et de l'identité mouvante et fantasmée. L'enjeu d'un monde où chacun se dérobe se résume peut-être dans cette quête exprimée par Sumintra: «Je cherche un endroit où je pourrais être moi-même», dit-elle, avec, sous-entendue, l'incertitude quant à la définition de ce «soi-même» disséqué par l'auteur. Mais Shakespeare ne disait-il pas, il y a de cela fort longtemps, que le monde entier est un théâtre et que nous sommes tous des acteurs?

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Cartes postales de l'enfer

Neil Bissoondath, traduit de l'anglais par Lori Saint-Martin et Paul Gagné

Boréal, 2009, 248 pages, 24,95$

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