Deux actualités ramènent à George Orwell, non pas le romancier apocalyptique de 1984 (en 2009, c'est plus subtil...) mais le chroniqueur engagé, dupe ni d'un dieu ni d'un maître, l'homme de la gauche de la gauche pourrait-on dire: la première publication en français de ses 80 chroniques de Tribune écrites durant la Seconde guerre mondiale, et la mort du dramaturge Harold Pinter qui, comme Orwell, occupait à partir de Londres la courageuse position intellectuelle qui consiste à critiquer autant l'étroitesse d'esprit des gauches que la largesse de bêtise des droites.

Orwell (1903-1950) et Pinter (1930-2008) sont fils et petit-fils spirituels de la grande figure intellectuelle du siècle dernier que fut le philosophe Bertrand Russell (1872-1970), moraliste de choc, homme de liberté, humaniste antireligieux; à ceux-là, nous devons beaucoup. Pour des générations, ils furent des phares qui dans la nuit humaine signalent les embâcles des libertés. Ces hommes d'origine sociale différente (Russell fils de vicomte, Orwell fils de fonctionnaire colonial, Pinter fils de tailleur juif) ont su en prendre et en laisser chez Marx et chez Molière (autrement dit chez Shakespeare, l'ancêtre), demeurant attentifs et vigilants face aux manipulations de l'être humain comme aux manies de l'homme.

 

Je lisais ces chroniques d'Orwell lorsque j'ai appris la mort de Pinter. Orwell qui, j'en étais là dans ma lecture, ironisait impudemment sur les différences entre «les bombes volantes» allemandes, les V1 et les V2, les premières faisant un bruit énorme en survolant la ville et devenant silencieuses avant l'impact, les secondes arrivant sans bruit avant de déclencher un boucan du tonnerre dans la minute précédant l'explosion dévastatrice. À l'été 1944, une V1 explosa près de chez lui, cela ne l'empêcha pas de remettre sa chronique. Pinter, alors un gamin, vivait en scène primitive de ses futurs cauchemars dramaturgiques ces bruits du ciel et ces silences de mort qu'il fuyait avec son père.

Homme de radio

En 1943, quand il entreprend cette chronique dans l'hebdomadaire le plus à gauche de l'échiquier journalistique anglais, seul véritable canard indépendant qui, tout en soutenant l'effort de guerre, demeurait critique envers le gouvernement de Churchill, George Orwell est un homme de radio plus qu'un écrivain. S'il a écrit quelques ouvrages dénonçant l'impérialisme britannique et décrivant la misère du prolétariat, il n'a pas encore publié La ferme des animaux ni 1984, ces romans anticipant le totalitarisme (de gauche et de droite) qui deviendront célèbres, le faisant entrer dans l'histoire littéraire de son siècle. Il a 40 ans en décembre 1943 quand il remet sa première chronique, intitulée «À ma guise». Sa santé est mauvaise, mais à-Dieu-vat! Il fera de l'écrit politique un art de combat.

Il y a toujours deux ou trois sujets dans ses chroniques; s'entremêlent l'opinion politique, le regard culturel, la littérature, la vie quotidienne, la censure, la critique du journalisme et, préoccupation constante, le détournement du sens des mots et des expressions transformant en clichés vides les idées fortes, autant de la part des élites que chez les marxistes. Orwell aborde plein de sujets, à sa guise; ce qui le démarque, c'est que ces sujets-là sont évités par les autres: la politique obséquieuse des Anglais, le silence critique, l'absence d'information, cette «retenue volontaire» qui l'amène à écrire : «L'une des choses les plus extraordinaires avec l'Angleterre, c'est qu'il n'y existe pratiquement pas de censure officielle et que, pourtant, rien de ce qui pourrait vraiment nuire à la classe dirigeante n'y est jamais publié, du moins dans les journaux à grand tirage.»

Sur la guerre qui fait rage et qui semble «acceptée» par ses concitoyens, il écrit : «Néanmoins, un monde dans lequel l'assassinat d'un seul civil est criminel alors que le largage d'un millier de tonnes d'explosifs sur un quartier résidentiel est légitime me fait parfois me demander si notre Terre ne sert pas d'asile psychiatrique à une autre planète.»

Les pacifistes

Cette résignation lui répugne; il est en train de lire le Spartacus de Koestler, ce qui le pousse à secouer les poux de ceux qui (dans l'idéal) pourraient être ses alliés: «Durant cinq mille ans ou plus, la civilisation a reposé sur l'esclavage. Pourtant, quand le nom d'un seul esclave traverse les siècles, c'est parce qu'il a désobéi à l'injonction Ne résiste pas aux méchants, et qu'il a organisé une révolte violente. Il y a là, je pense, une morale pour les pacifistes.»

Sur le traitement réservé aux prisonniers de guerre: «Si nous tuons trop de petits salauds aujourd'hui, nous n'aurons peut-être plus le coeur de nous occuper des grands le moment venu.» Sur Ezra Pound qui a fait allégeance à Mussolini, propagandiste fasciste à la radio italienne que les États-Unis, disait-on, menaçaient de fusiller: «Cela établirait sa réputation si solidement qu'il faudrait sans doute un bon siècle avant qu'on puisse juger avec impartialité de la qualité véritable de ses poèmes.»

C'est cet Orwell (mort à 47 ans en 1950 d'une tuberculose attrapée en combattant les franquistes en Espagne dans les rangs des milices anarchistes du P.O.U.M. et non avec les communistes) que Pinter a rejoint au Pub de l'Empyrée, dernière sphère à gauche. Établissement tenu par Spartacus. Les grands salauds comme les petits n'y sont pas admis.

À ma guise, Chroniques 1943-1947, George Orwell, traduction Frédéric Cotton et Bernard Hoepffner, Agone, coll. «Banc d'essais», 525 pages