Pourquoi êtes-vous pauvre? C'est la question que l'écrivain américain William Vollmann a posé à une centaine de personnes des quatre coins du monde. Pour cet auteur volontairement atypique, il s'agit d'une variation sur le thème du célèbre Let Us Now Praise Famous Men, qui avait immortalisé les visages de la Grande dépression des années trente. Alors que la crise financière ramène ces souvenirs douloureux, et aussi parce que Jésus-Christ est né «pour annoncer une bonne nouvelle aux pauvres», voici un portrait de M. Vollmann.

Certains traînent toute leur vie le projet de lire Guerre et paix. Pour d'autres, c'est la Recherche du temps perdu. William Vollmann, lui, a été hanté pendant 40 ans par Let Us Now Praise Famous Men, qui a immortalisé les visages de la Grande dépression des années trente.

 

«Ma mère, qui m'a introduit à plusieurs grandes oeuvres de la littérature, m'en a parlé quand j'étais enfant», explique M. Vollmann, qui a accepté de répondre par écrit aux questions de La Presse. «J'ai acheté le volume à la fin des années 80, et j'ai trouvé les photos de Walker Evans immédiatement émouvantes et accessibles. Le texte m'a rempli d'admiration à cause de sa passion et de son pouvoir descriptif, mais je n'ai jamais pu le finir avant d'aller au Kazakhstan en 2000. Le livre, comme le note Evans dans son introduction, semble avoir été composé la nuit et se lit mieux la nuit. Le Kazakhstan était enneigé et sombre. Le livre me tenait au chaud; c'était un foyer de sentiments et d'idées.»

À l'époque, l'auteur californien était en train de terminer une encyclopédie critique de la violence, dont les sept volumes ont été publiés en 2004 (il existe une version abrégée de Rising Up and Rising Down, Some Thoughts on Violence). Désoeuvré après cette oeuvre magistrale, il a décidé de faire une version moderne de Let Us Now Praise. On y croise les nouveaux sans-abri japonais, des handicapés physiques russes, des toxicomanes britanniques, des intouchables indiens, entre autres déshérités.

Dans son introduction particulièrement pénétrante, M. Vollmann explique que Let Us Now Praise est «une expression élitiste de désirs égalitaristes».

Il estime qu'il est pratiquement impossible d'exprimer les sentiments associés à la pauvreté, parce qu'il faut être riche, ou du moins relativement aisé, pour avoir le luxe d'écrire ; donc, soit on fait parler le pauvre, ou alors c'est un ex-pauvre qui parle. «Let Us Now Praise est un livre difficile, indique l'auteur de 49 ans. C'est ce que je veux dire par élitiste. Je ne veux pas le condamner, seulement souligner ce qui pour moi est la tragédie centrale de sa conception, et de la plupart des livres de ce genre», sur la pauvreté.

L'introduction mentionne aussi le sentiment de culpabilité de qui n'est pas pauvre devant la pauvreté. Cette émotion a-t-elle joué un rôle important dans sa vie? «Malheureusement et heureusement, oui. Le sentiment de culpabilité que décrit Dostoïevski dans Les frères Karamazov est un fardeau qu'on peut, fièrement, choisir d'assumer au nom d'autrui. Le mal (evil) que commet un violeur anonyme quelque part au Congo, ou que le président Bush commet en Irak, est le mien, aussi, parce que je suis leur frère. Je ne peux l'expier, mais je peux peut-être l'exprimer et même aider quelqu'un.»

William Vollmann ne fait pas toujours dans la dentelle. Il n'a notamment jamais caché sa fréquentation de prostituées. «Elles ont toujours été gentilles avec moi, et moi envers elles, pendant la plupart de ma vie adulte. Beaucoup d'entre elles, particulièrement les femmes de rue, sont courageuses et expertes dans l'art d'apaiser la solitude. Elles savent beaucoup de choses sur la vie et ont souvent des histoires tristes et très belles.»

Même s'il aime provoquer, une réflexion rigoureuse quoique très personnelle parcours son oeuvre. Il s'est notamment intéressé à la violence pour avoir le droit de juger les buts et les méthodes du mouvement anti-nucléaire, qui lui tombait sur les nerfs (sa réflexion a duré plus de 20 ans). Et il n'a aucun scrupule à admettre qu'il a payé ses sources pour son dernier livre, une tactique qui a souvent suscité l'opprobre (par exemple dans le cas du documentaire et du livre Standard Operating Procedure, de Philip Gourevitch et Errol Morris). «Si je n'avais pas payé les pauvres que j'ai interviewés et photographiés, je les aurais exploités. Nous nous sommes aidés mutuellement. Et même s'ils avaient été millionnaires, j'aurais trouvé une manière de leur donner quelque chose pour leur exprimer ma gratitude.»

Des critiques ont avancé qu'il mélange fiction et réalité. Par exemple, son dernier roman, Europe Central, qui a reçu le prestigieux National Book Award, met en scène des personnages qui côtoient des personnalités réelles du front russo-allemand durant la dernière guerre. En entrevue, il affirme toutefois « mettre parfois de la réalité dans ma fiction, mais jamais de fiction dans mes essais.»

Pourquoi êtes-vous pauvres?

William Vollmann

Actes Sud, 43,95$