Juliette Gréco revient à Montréal demain soir pour chanter Brel. Chaque fois qu'on a le bonheur de la revoir, on se dit que ce sera peut-être la «der des der». «Je ne me pose pas de questions, je me dis que j'ai bien de la chance de pouvoir faire ce que j'aime», répond la dame de 87 ans.

Est-il plus difficile pour un homme de chanter Brel? Au bout du fil, Juliette Gréco éclate de rire: «Impossible! Moi, si j'avais été un homme, je n'aurais jamais osé.»

Gréco a toujours chanté Brel, depuis Ça va (le diable), la toute première chanson qu'il lui a confiée au milieu des années 50. Mais jamais auparavant ne lui avait-elle consacré un album entier, exception faite d'un disque enregistré en récital au Japon dans les années 80 et destiné au marché nippon.

«Là, c'est beaucoup plus délicat parce que ce sont des chansons très Brel, très emblématiques comme Ces gens-là, Les vieux, Amsterdam... C'est quand même compliqué», dit-elle en riant.

Quand on lui a proposé ce concept d'album de reprises, elle a d'abord cru qu'elle commettrait un crime de lèse-majesté. Puis on l'a convaincue qu'elle avait la légitimité nécessaire pour le faire.

«On m'a demandé de le faire en forme d'hommage parce qu'il y avait 35 ans qu'il était parti en voyage pour de bon. J'ai fait ça en me disant que j'étais une femme, que j'avais peut-être un regard différent à travers ces textes-là.»

Plus tard, elle ajoutera: «Le côté féminin de Brel est très important. Parce que Brel, c'est un homme, c'est un justicier, c'est un dénonciateur. Et moi aussi, à ma manière. Mais il est tellement féminin! Ne me quitte pas, c'est son côté suppliant, son côté femme.»

Dans sa bouche, cette magnifique chanson n'est plus une supplique, mais un ordre. Serait-ce dire que c'est son côté masculin qui ressort?

«C'est possible», répond-elle en pouffant de rire. Chose certaine, pour l'interprète théâtrale qu'elle a toujours été, le répertoire de Brel est un plat de choix avec ses petits tableaux et ses personnages bien en chair.

«En tout cas, je l'ai fait mien, dit-elle. Je suis entrée dedans, j'ai avalé ses mots, je les ai mâchés, mangés, digérés et ils sont passés dans mon sang. Donc j'espère que les gens ne seront pas déçus.»

Bouleversée, terrorisée

Juliette Gréco a très bien connu Brel. Même que c'est chez elle qu'il a trouvé refuge pour fuir les paparazzi alors qu'il enregistrait son ultime album. Plus encore, le pianiste et compagnon de vie de Mme Gréco, Gérard Jouannest, compositeur de Ne me quitte pas, a été dans une autre vie l'accompagnateur de l'artiste belge.

Pourtant, en relisant les textes de Brel, elle a été secouée par la violence de ses mots. «Je l'ai écouté chanter Ces gens-là et j'ai été bouleversée par ce que j'entendais. Mais quand j'ai attaqué la lecture pour apprendre les mots, pour la chanter, je me suis aperçue que c'était encore plus terrible. Je n'avais pas réalisé à quel point c'était fort. On dit que la musique adoucit les moeurs, mais elle adoucit aussi les mots.»

Ces gens-là, dont elle dira qu'elle la terrorise littéralement: «Bizarrement, ce n'est pas Amsterdam. Ben non. Ces gens-là, j'ai une image tellement forte de lui, tellement magnifique, tellement bouleversante que c'est pas facile.»

Après la mort de Brel en 1978, elle s'est longtemps contentée de chanter uniquement ce qu'il avait écrit pour elle. «Et j'ai continué de chanter des choses comme J'arrive, comme La chanson des vieux amants; tout ce que je chantais pendant qu'il était vivant et qu'il pouvait me dire oui. La seule exception que j'ai faite, c'était Ne me quitte pas. Parce que j'avais envie, j'avais besoin de dire ce que je pensais.»

En 65 ans de carrière, Juliette Gréco a fait découvrir des jeunes auteurs qui avaient pour nom Brel, Brassens, Ferré et Gainsbourg comme, plus récemment, elle a chanté Abd al Malik, Olivia Ruiz ou Orly Chap. Des premiers elle dira qu'ils sont éternels et qu'ils n'ont pas vraiment besoin d'elle, mais qu'au-delà du devoir de mémoire, elle a surtout envie de partager l'amour qu'elle a pour eux.

Lui arrive-t-il de se sentir seule de son camp? «C'est pas mal de vieillir, finalement, répond-elle d'abord. C'est pas la joie, mais il y a une certaine satisfaction à avancer, à comprendre.» Puis elle ajoute: «Je me dis que j'ai bien de la chance de pouvoir faire ce que j'aime. De pouvoir exercer le métier qui est ma vie, qui est ma passion. Les gens me disent «mais comment vous faites, où trouvez-vous la force?» Je dis: je ne sais pas. Je dois la trouver dans l'amour.»

À la salle Wilfrid-Pelletier demain soir, 19h30. En première partie: Catherine Major.