Dans la lumière comme dans l'ombre, au cinéma, à la télévision ou au théâtre, Denise Filiatrault a grandi avec le Québec et l'a fait grandir en même temps. Le 25 juillet prochain, le Festival Juste pour rire rendra hommage à une légende vivante du showbiz québécois. Entrevue avec une grande dame, sur qui le temps n'a aucune prise.

Elle pourrait facilement dire qu'elle a tout vu dans sa vie. Mais c'est une phrase utilisée par ceux qui regardent derrière, et non devant. Et Denise Filiatrault n'a jamais cessé de regarder devant elle. Même aujourd'hui. «Je continue à apprendre, dit-elle. Je crois à la chanson de Jean Gabin: «À 20 ans, je sais, À 30 ans, mais oui, je sais... À 80 ans, je sais qu'on ne sait jamais.»

Lorsque nous la rencontrons à l'Express, elle n'en a que pour Les fourberies de Scapin, sa plus récente mise en scène de Molière à l'affiche au Monument-National, bien plus que pour l'énième hommage qu'on lui rend. «C'est ma joie de vivre. Eh! que je suis contente! s'exclame-t-elle en se frottant les mains comme une petite fille qui a réussi son mauvais coup. La même excitation qu'elle devait avoir enfant, lorsqu'elle dirigeait ses amies dans ses adaptations des histoires de la Comtesse de Ségur.

L'hommage? «C'est pour faire plaisir à Gilbert Rozon, qui a été si gentil avec moi, mais ça me gêne. Je préférerais qu'il fasse plus de publicité pour ma pièce!»

Il est vrai qu'on a régulièrement souligné son apport à la culture québécoise dans les dernières années, et plus particulièrement pour son 80e anniversaire, qui lui a valu une soirée-surprise en mai au Théâtre du Rideau Vert qu'elle dirige depuis 2004, un superbe documentaire radiophonique de deux heures de Marie-Louise Arsenault à la Première Chaîne de Radio-Canada, ainsi que bon nombre d'entrevues.

Un plaisir paradoxal pour une femme qui n'a absolument pas le tempérament nostalgique. On ne l'entend jamais dire que «c'était mieux avant», pas plus qu'on ne la voit s'attendrir sur ses jeunes années. Denise Filiatrault n'a rien de la star déchue, rien de la vedette éclipsée, rien de l'artiste aigrie. Elle continue de remplir les salles avec ses mises en scène, le public et le milieu lui témoignent respect et affection, sans la condescendance qu'on témoigne trop souvent aux «aînés» - elle ne le permettrait pas, de toute façon!

Parce que la condescendance, elle l'aura combattu toute sa vie. Comme Canadienne française, comme femme, comme artiste de «variétés». Ce «mauvais caractère» qui fait partie du personnage est en réalité celui d'une battante, qui ne jure que par le travail. Il fallait l'entendre s'insurger contre cet «instinct» qu'on lui prête. «Est-ce que ça se pourrait que ce soit du travail? De l'intelligence?» Quand on apprend qu'on lui a refusé autrefois d'ajouter son nom comme idéatrice au générique de la populaire série télévisée Moi et l'autre, on comprend que la dame a vécu des époques où son caractère ne pouvait rien contre les plafonds de verre. La propriété intellectuelle, on ne la reconnaissait pas aux femmes. «Mais on s'en servait par exemple! réplique-t-elle. C'est ça qui me rendait malade. Alors je passais pour la détestable, l'instable, la "pas travaillable"... La réputation m'a suivie.» Et la légende est née...

À la dure école des cabarets

C'est le festival Juste pour rire, dont elle assume avec succès le volet théâtre depuis une vingtaine d'années, qui lui rendra hommage le 25 juillet. Les palmes de M. Schutz, Le bourgeois gentilhomme, My Fair Lady, Un violon sur le toit, La mélodie du bonheur... Toutes des mises en scène de Denise Filiatrault qui ont ravi les spectateurs.

Mais faire rire, c'est un métier aux rouages complexes qu'elle aura appris à la dure. À la très dure. Dans ces cabarets, qu'elle n'a jamais aimés. «J'ai choisi la voie la plus facile pour moi à ce moment-là, raconte-t-elle. Il n'y avait pas d'école de théâtre à l'époque. Je voulais jouer et chanter, mais je ne savais pas où. Le seul endroit, si tu voulais faire ce métier, c'était les cabarets.»

Est-ce là qu'elle aura tout de même appris le fameux «sens du punch?» «Je ne sais pas. Je crois que je l'avais en moi. Parce que le sens du rythme ou du punch, tu l'as ou tu ne l'as pas. J'ai eu un mari (Jacques Lorain) qui m'a appris à aimer la comédie et à la jouer correctement. Depuis ce temps-là, j'ai un respect immense pour la comédie.»

Mais il n'est pas question de se «rouler dans la fange» pour dilater les rates. «Il ne faut pas se satisfaire du gros rire gras, que je déteste et que j'ai toujours détesté, tonne-t-elle. J'ai horreur d'aller voir un spectacle où les gens en mettent trop. Ça arrive souvent dans les premières au théâtre et ça me rend folle! J'ai peur que les gens pensent que c'est moi qui ai demandé ça aux comédiens. Mais les pauvres! C'est qu'ils veulent tellement bien faire qu'ils en rajoutent. Entendre rire, c'est merveilleux. Les acteurs dramatiques ne connaissent pas ça, et quand ils l'entendent, ils capotent! Or, il ne faut pas en rajouter. La situation est là, il faut la jouer pour arriver au fin fond de la vérité. Si vous n'êtes pas vrai, vous n'êtes pas bon. Il ne faut pas jouer comique, il faut être comique.»

Le vrai talent comique, c'est à sa tout aussi célèbre partenaire, Dominique Michel, qu'elle le reconnaît, ayant été son straight man pendant des décennies. «J'ai toujours admiré ce qu'elle faisait. Le talent de Dominique est unique à elle. Mais ce n'était pas moi. Les gens me trouvent drôle dans la vie, une blague n'attend pas l'autre, mais ne me demande pas de faire ça sur une scène, ça ne m'intéresse pas. Au fond, si je suis devenue metteur en scène, c'est parce que je n'aimais pas jouer.»

Alors, qu'est-ce qui fait rire Denise Filiatrault? «Trop de choses! J'ai beaucoup d'humour. Par exemple, une soirée avec des gens pincés. Trois verres de champagne et ils se roulent pas terre, c'est comme ça. Être obligé de jouer un personnage, c'est triste au fond... La vie est trop courte. Trop courte!»

On comprend que dans la vie comme sur scène, Denise Filiatrault n'aime pas jouer.

Le public est roi

Ses plus vieux fans la surnomment probablement encore «la Grand Jaune», qui lui vient du rôle de Délima, soeur de Séraphin, dans Les belles histoires des pays d'en haut. C'est dire à quel point l'affection du public à son endroit remonte à loin, et c'est un lien qui ne s'est jamais brisé. «On ne peut pas plaire à tout le monde, mais je gagne ma vie avec le public, il faut que je lui plaise, je n'ai pas le choix, explique-t-elle. La concurrence est féroce, il y a plein de spectacles, et si tu veux gagner ta vie dans ce métier-là, eh bien! respecte le public.»

Denise Filiatrault a grandi avec le public québécois, sans jamais croire s'élever au-dessus de lui. On se dit que, lorsqu'elle en parle, c'est un peu d'elle qu'elle parle aussi. «Le public a évolué, il est plus cultivé et plus instruit qu'avant. La télévision a aidé. Il y a des imbéciles partout, bien sûr, mais en général, le Québec est un beau pays et nous sommes un beau peuple. Ce que j'ai pu voir dans ma vie, c'est qu'on n'a plus de complexes, on s'affirme. On s'aime. On ne longe plus les murs. Parce qu'on longeait les murs, hein! On vient de loin... Avec les succès à l'étranger de Robert Lepage, Céline Dion ou le Cirque du Soleil, le reste suit, vous savez. Je ne serai pas là pour le voir, mais d'ici 20 ans, la culture québécoise sera partout.»

Encore et toujours l'avenir. Tout de même, avec tous ces hommages qui la forcent à regarder le passé, que retient-elle? «Que la vie passe trop vite. Qu'il y a des choses que j'ai faites que je ne referais plus. Je les ai faites pour gagner ma vie, ou par manque de confiance en moi. J'ai fait plaisir à des gens à qui je n'aurais pas dû plaire. Encore pour gagner ma vie, parce que je n'avais pas le choix. Mais j'ai appris, c'est correct. Je suis heureuse et je remercie le Bon Dieu tous les jours, parce que j'ai une putain de belle vieillesse! Il y a eu des bouts durs entre les deux, comme tout le monde, mais une femme de mon âge, qui travaille encore, qui est respectée du public et de son pays, qui n'est pas trop malade? J'ai une vieillesse dorée!»