La formule est usitée: le rap québ se porte bien. Mais la route a été longue et sinueuse. Pour survoler trois décennies de petites batailles, La Presse a réuni Ousmane Traoré, cofondateur du trio culte Dubmatique, Louis-Philippe Jean-Bart, de la formation électro-rap Omnikrom, et le jeune Rémi Daoust, ex-Mauvais Acte qui se commet désormais sous le pseudonyme de Rymz. Tous trois seront à l'oeuvre sur une scène extérieure des FrancoFolies.

Autour de la table, autant de rappeurs que de décennies. Ousmane Traoré (OTMC, 42 ans), il y a 20 ans, faisait paraître avec ses comparses de Dubmatique La force de comprendre, vendu à 125 000 exemplaires, un phénomène toujours inégalé au Québec. Dix ans plus tard, au sein d'Omnikrom, Louis-Philippe Jean-Bart (Le Jeanbart, 36 ans) bousculait la scène rap avec Trop banane!, vitaminé à l'électro-pop. Autre ellipse d'environ 10 ans, et voici que Rémi Daoust (Rymz, 28 ans), avec sa prose de rue puissante, ses beats et sa dégaine assassine, creuse plus avant le sillon québécois sur Petit prince.

Ces trois rappeurs très différents, qui se respectent à défaut de bien se connaître, ont tous trouvé une place de choix dans la programmation gratuite des FrancoFolies. Les grands événements ont-ils compris quelque chose qui échappe toujours à certains médias, à commencer par les radios commerciales? «Ils ont compris que ça attirait du monde et que ça vendait», commence Rymz, qui travaille aussi comme éducateur spécialisé dans un foyer de groupe. «[Certains programmateurs radio] sont idiots, parce qu'ils se feraient du gros cob. Tu vas à New York, à L.A., c'est quoi qui joue? C'est du putain de rap. Ils joueraient du Drake, du Post Malone, du whatever what, ils feraient deux fois plus de cash. [...] Tous les jeunes écouteraient la radio s'il y avait du bon beat

Jeanbart, dont la bande n'a jamais lésiné sur les références sexuelles, souligne qu'il y a une frilosité supplémentaire quand les textes sont assénés en français. «Il y a une déconnexion. Ils vont passer des trucs qui vont beaucoup plus loin en anglais. [...] À l'époque, on a eu CISM, mais c'est à peu près tout. On avait beau jouer les tounes les plus pop possible avec Numéro, ils faisaient jouer la toune à CKOI, mais coupaient notre partie. Après ça, il voulait qu'on vienne en entrevue quand on jouait dans les festivals.»

À la fin des années 90, Dubmatique n'a toutefois pas eu de mal à propager sur les ondes commerciales Soul pleureur ou La force de comprendre. Ousmane tente une explication. «Au Québec, avec les années, les artistes n'ont pas forcément formaté leur musique pour la radio. Dubmatique, on a eu de la chance, parce qu'il y avait des exemples d'artistes qui perçaient à la radio. On a été inspirés par les MC Solaar, Alliance Ethnik et même IAM, qui avaient une vision plus mainstream du rap. Après nous, on a pu voir que certaines portes s'étaient refermées.»

Sans la «force des réseaux sociaux et de YouTube», Dubmatique devait minimalement jouer le jeu des radios et de MusiquePlus s'il souhaitait élargir son public, soutient OMTC. Ceux qui renonçaient aux médias de masse étaient condamnés à la marginalité. «Des artistes comme Rymz, et c'est la chance qu'on n'a pas eue, ils peuvent s'adresser directement à leur public. Il ne doit pas attendre de sortir un album, de vendre ses clips. Il n'y a pas de censure entre lui et ses fans. Les artistes s'adaptent. Chaque rappeur, c'est une personnalité.»

«Si ce que tu fais, c'est bon et que ça parle à du monde, ça va se propager tout seul, note Jeanbart. L'internet, ça va plus vite que le bouche-à-oreille.» Oui, mais la qualité se perd souvent dans la quantité, nuance Rymz. «Pour écouter de la bonne musique, c'est un gros travail de recherche. Je laisse aller Soundcloud, et c'est comme de la pollution. Tu finis par trouver des trésors à gauche et à droite. « C'est du fast-food, tu ne peux pas te permettre en tant qu'artiste d'attendre quatre ans pour faire un disque. C'est dur de gagner son public, mais tellement facile de le perdre», croit Rymz.

Quid du québ?

Si les canaux de diffusion ont changé, le fond et la forme aussi, conviennent les trois MC. La conversation bifurque sur la genèse d'un rap proprement québécois. La définition inclut certes Dubmatique, seul propriétaire d'un disque platine, mais ses influences et son rendu restaient très franco-français. Un son québ est apparu quelques années plus tard, avec l'émergence des Muzion, Yvon Crevé et Sans Pression, notent Jeanbart et Rymz. «Avec SP, j'ai réalisé qu'on pouvait parler un français québécois, vivre ici et faire du rap, note ce dernier. Avant ça, je pensais que ça se passait juste aux États-Unis ou en France. Je me suis dit: "Ayoye, même moi je peux faire du rap en parlant comme un habitant."»

Dubmatique aura plutôt servi de courroie de transmission entre les scènes américaine et française. «La journée où je suis arrivé, il y avait une petite soirée au Savoy du Métropolis, raconte Ousmane. Il y avait un DJ et une file de MC qui attendaient. Chacun montait et faisait un freestyle, mais uniquement en anglais. Je suis monté sur scène et j'ai rappé en français. Les gens me regardaient: "Qu'est-ce qu'il fait, lui?" Je me suis dit: "Il n'y a pas de rap français ici, alors que tout le monde parle la langue?" Doucement, on a vu la scène changer... 83, L'Assemblée et Muzion, par exemple, ont commencé à s'inspirer d'IAM, de MC Solaar, etc.»

«Dans ma tête, il y a plein de sons différents dans le rap québécois, rebondit Jeanbart. Omnikrom a toujours gravité autour. On est arrivés à un moment où, globalement, tu avais beaucoup de mélanges entre le rap, l'électro, le booty bass... C'est ça qui nous intéressait, on s'en crissait un peu d'être dans le rap québécois, on n'a jamais été des porte-étendards.»

Les blancs fâchés

«Dans ma tête, quand j'entends "rap québécois", j'imagine un Blanc fâché aux cheveux rasés», poursuit Rymz. Les regards souriants convergent vers son teint caucasien et son crâne dégarni. «Je suis le stéréotype parfait de la connotation rap québécois. Je trouve ça plate, parce que c'est beaucoup plus que ça. Mais c'est parce qu'il y en a eu tellement, des Blancs fâchés - "ou tristes", ajoute Jeanbart - qui ont fait du rap.»

Ousmane, Rymz et Jeanbart constatent en outre que la scène québécoise a évolué pour le mieux. «C'est beaucoup grâce aux beatmakers, dit Rymz. Ils peuvent aisément produire les plus grands artistes mondiaux.»

«Dans les dernières années, le rap québécois est un peu plus on point, dans la même vibe que ce qui se passe dans le reste du monde. Dans le temps, il n'y avait pas beaucoup de rap québécois qui pouvait se glisser dans une playlist de rap américain», se souvient Jeanbart.

Ousmane, observateur privilégié depuis 25 ans, pourrait facilement ressortir la rengaine du «tout était mieux avant», mais le rappeur de 43 ans ne tarit pas d'éloges envers ses successeurs, que ce soit Dead Obies ou Manu Militari. «Je pense que le rap a évolué très positivement. Déjà, pour trouver un beatmaker, c'était l'enfer. Pour ce qui est du flow, du contenu, de la technique, tout est très bon. La jeune génération a beaucoup de choses auxquelles se référer, pas mal plus que ce qu'on avait.»

Avons-nous migré, comme on le lit de plus en plus dans les journaux ou dans les biographies, vers une ère post-rap? «C'est de la merde, lance Rymz. On veut se cacher de la connotation rap québécois. Ça se vend mieux, parce que le rap québécois n'a pas toujours eu une bonne réputation, mais c'est vide. Il y aurait eu un pré-rap? Fuck off!»

Où et quand les voir?

Omnikrom a joué hier sur la scène Urbaine.

Dubmatique, ce soir, à 18 h, sur la scène Bell.

Rymz, ce soir, à 21 h, sur la scène Bell.