Malgré le retard par rapport aux États-Unis et au Canada anglais, le hip-hop n'est plus un genre marginal au Québec. Les rappeurs ont gagné - à la dure - leurs lettres de noblesse. Grâce à leur maîtrise du français sous toutes ses formes, ils sont aujourd'hui invités à des émissions littéraires comme Plus on est de fous, plus on lit! Portrait de la situation au moment où quatre groupes rap s'apprêtent à donner le spectacle d'ouverture extérieur des FrancoFolies jeudi.

Nous sommes dans un studio de Radio-Canada le vendredi précédant le week-end de la fête des Patriotes. Les rappeurs Maybe Watson (Olivier Guénette) et Robert Nelson (Ogden Ridjanovic) de Rednext Level assurent les intermèdes musicaux en direct à l'émission Plus on est de fous, plus on lit ! Après une entrevue avec la chorégraphe Louise Lecavalier, le dramaturge Michel Marc Bouchard y va d'une charge contre l'usage de l'anglais dans les oeuvres francophones.

Avec les paroles de Rednext Level qui gambadent du français à l'anglais, on assiste manifestement à un décalage générationnel - complètement imprévu par l'équipe de l'émission d'ICI Radio-Canada Première.

C'est connu : Maybe Watson et Ogden font partie du collectif - devenu groupe - Alaclair Ensemble qui a changé la donne du hip-hop au Québec en 2010 en mélangeant les deux langues officielles (avant Dead Obies et Loud Lary Ajust) avec une confusion idéologique délibérée. Alaclair Ensemble disait faire du « post-rigodon bas-canadien ».

Longtemps associé à « la scène de Québec », Alaclair Ensemble a plusieurs excroissances (Rednext Level, Eman X Vlooper) et membres ou collaborateurs connus pour leurs projets solo (Claude Bégin, KenLo).

« On a pris position de façon abstraite, créative et intellectuelle, raconte plus tard Ogden, attablé sur une terrasse d'un café italien du quartier Villeray. Les médias nous demandaient si nous étions un groupe nationaliste. Nonobstant nos positions politiques respectives, cela n'avait pas rapport avec notre musique. »

Quand Ogden a vu un documentaire sur Robert Nelson, qui a présidé l'éphémère république bilingue du Bas-Canada, il a su comment contourner la question du bilinguisme et de la non-position identitaire de son groupe. Alaclair Ensemble allait se revendiquer « bas-canadien ».

Au-delà des mots, les deux rappeurs aiment la musicalité et les sonorités dudit « franglais ». Dans Alaclair Ensemble, mais aussi dans leur projet parallèle commun Rednext Level (mené avec le producteur Tork), où ils assument davantage leurs vices pop.

C'est en attendant le nouvel album d'Alaclair Ensemble, qui sera lancé en septembre sur l'étiquette 7ième Ciel et dont un clip devrait sortir aujourd'hui. « Du ear candy », annonce Maybe Watson.

Jeudi soir aux Francofolies

Un spectacle d'ouverture extérieur des FrancoFolies réunissant des rappeurs - soit Alaclair Ensemble, Loud Lary Ajust, Dead Obies et Brown - n'aurait pas eu lieu il y a cinq ans, selon Maybe Watson. « Le public n'aurait pas été autant au rendez-vous. »

« Sans Alaclair Ensemble, il n'y aurait pas eu Dead Obies et Loud Lary Ajust. Ce sont les pères de cette scène-là », estime Laurent Saulnier, programmateur en chef des FrancoFolies.

Quelle scène ? « Du hip-hop décomplexé », répond-il. En d'autres mots, du hip-hop qui part dans toutes les directions, les styles et les langues.

« J'ai hâte au show d'ouverture. J'espère que la rue Sainte-Catherine va être pleine de monde avec une moyenne d'âge de 20 à 25 ans. Et je veux que le bilan soit que les jeunes aiment écouter de la musique en français. Il faut juste leur donner la musique qu'ils écoutent. », soutient Laurent Saulnier.

Depuis quelques années, la vitalité de la scène rap facilite le travail du programmeur. « Sans le hip-hop, on aurait cherché qui programmer... », confie-t-il.

« Les rappeurs sont entrés dans la sphère de la culture de masse », affirme pour sa part Marie-Louise Arsenault, qui reçoit régulièrement à son émission de radio des rappeurs-lecteurs, dont Koriass, Ogden et Jean-François Ruel, de Dead Obies.

« Depuis cinq ou six ans, la scène rap à Montréal est la plus vivante », fait valoir l'animatrice de l'émission Plus on est de fous, plus on lit !

Marie-Louise Arsenault aime autant le rap américain que québécois et elle suit avidement la scène électronique de producteurs. « Le rap parle beaucoup aux 18 à 25 ans. C'est un peu comme le punk, ajoute-t-elle. Il y a des gens qui ne comprennent pas qu'il y a toutes sortes de variations. Ils associent toujours le hip-hop à la misogynie, aux gangs de rue, aux filles nues... »

Déni rap

Il y a une schizophrénie au Québec par rapport au rap, renchérit Ogden. « Pour la moitié des gens, c'est la musique dominante dans le monde et dans la pop ; c'est le nouveau rock et ce n'est pas nouveau. Mais pour une autre frange de la société, particulièrement au Québec, c'est un truc exotique et marginal qui vient d'arriver en ville... Comme si des journalistes culinaires découvraient les sushis. »

« C'est n'importe quoi ! », s'impatiente Maybe Watson.

Le rap n'était pas un choix « esthétique » pour ce dernier, mais « un mode de vie ». Pour Ogden, c'est une inclination naturelle, vu son intérêt pour la littérature et les rythmes percussifs.

Dans les écoles secondaires et les cégeps, les jeunes écoutent beaucoup plus de rap que de rock. « Il y a une déconnexion majeure », dit Ogden. Selon lui, le spectacle d'ouverture rap des FrancoFolies n'est pas audacieux. « Nous sommes rendus là en ostie », lance-t-il.

En effet, les chiffres parlent : des groupes comme Loud Lary Ajust et Dead Obies remplisent le Métropolis ou le National. Quant à Koriass et Manu Militari, ils ont vendu plus de 8000 exemplaires de leur nouvel album, beaucoup plus que Karim Ouellet et Fred Fortin.

Par ailleurs, Ogden ne comprend pas pourquoi il n'y a aucune station de rap au Québec. « Nous sommes en retard par rapport au reste de l'Occident. »