Les 27es FrancoFolies commencent ce soir, et deux des plus grandes interprètes de la chanson francophone y sont invitées. Isabelle Boulay, 42 ans, sera de retour dans une version piano-violon de son très beau spectacle Reggiani, vous et moi. Et Juliette Gréco, grande dame de 88 ans, présentera le spectacle de sa tournée d'adieu, Merci.

Nous avons réuni les deux femmes, qui se connaissaient déjà un peu, pour les entendre discuter de leur art. « Nous sommes de la même famille », a d'ailleurs dit Gréco pendant cet entretien passionnant, plein d'éclats de rire et de chaleur, dont nous vous livrons de larges extraits.

SE RECONNAÎTRE

Que pensez-vous l'une de l'autre ?

Juliette : D'abord, elle est belle.

Isabelle : Merci, mais je pense que chanter m'a rendue plus belle ! J'étais un vilain petit canard avant...

Et en plus de la beauté d'Isabelle ?

JG : En plus, il y a le talent. Elle est d'une race qui est en perdition, qui s'appelle les interprètes. Elle en est un drapeau flamboyant. Et puis, elle a bon goût. Enfin, un goût à mon goût ! Elle fait vivre les poètes et les écrivains. Ça force mon respect, je le dis avec conviction et humilité.

IB :Moi, j'aime sa féminité, sa sensualité, mais aussi sa virilité.

JG (en se tirant les lobes d'oreilles) : J'ai une très jolie paire de couilles !

IB (rigolant) : C'est ce que j'aime, cette espèce de désinvolture ! C'est une des chanteuses plus élégantes, mais elle est aussi d'une belle et grande irrévérence. Elle ne se soumet à rien d'autre qu'à ses désirs. Et elle a une manière... qui dépasse la sensualité. Son charme, sa voix viennent de très loin. Il y a de la sexualité dans sa manière de nous donner son corps sans nous le montrer. Je vais peut-être un peu loin, là...

JG : Pas du tout. Personne ne saura jamais ce qui se passe sous la robe. Heureusement !

Interpréter, ça s'apprend ?

IB : Interpréter, c'est comprendre, et comprendre, c'est prendre avec soi. Il y a des gens qui ne comprendront jamais, d'autres qui vont comprendre tout de suite.

JG : Interpréter, c'est comprendre ce qu'il y a derrière les mots, leur donner un éclairage différent. Les gens ne comprennent pas tous ce que ça veut dire.

Ça demande de l'humilité ?

JG : Ça demande de l'humilité pour faire ce métier. Si, comme disent les enfants, on s'y « croive », on est foutus !

IB : On est toujours en train de travailler. Cent fois sur le métier remettez votre ouvrage : interpréter, c'est ça.

JG : Moi, je continue de trouver en vieillissant. Vous allez ressentir ça aussi. On a une autre vision de la chose, une autre couleur, un autre son.

CHANTER LONGTEMPS

Juliette Gréco est un exemple de longévité inspirant ?

IB : J'ai envie de chanter aussi longtemps qu'elle, ce qui veut dire toujours. Je veux que ma voix résonne comme la sienne résonne encore avec justesse. Pour moi, chanter, c'est vital. Si je ne chantais pas, il faudrait m'enfermer quelque part, ou il faudrait me faire faire de la boxe. Je serais une championne !

JG : Je ne veux pas savoir ce qui va m'arriver quand je vais arrêter.

IB : Je n'ai pas envie d'arrêter.

JG : Moi non plus ! Mais il faut que l'intendance suive. Et l'intendance, c'est ça (elle montre son corps).

Il y a des moments dans votre vie où vous avez moins chanté ?

JG : Oui, il y a eu une désaffection du public, pendant la période yéyé. Les demi-salles, ça me mettait les larmes aux yeux. Comme j'ai la chance d'être exportable, je suis partie à l'étranger. Mais si j'avais eu l'obligation de rester en France, j'aurais pleuré tous les jours. Et puis tout à coup, les jeunes sont arrivés dans les salles. Pourquoi ?

IB (faisant le signe de chance) : Ça, c'est...

JG : ... un miracle.

IB : C'est parce qu'elle l'a dans l'oeil. La jeunesse éternelle. C'est ce que je me suis toujours dit, il ne faut jamais perdre ça, cet éclat de l'enfance.

JG : Ne jamais perdre l'éblouissement, l'insolence, la surprise. Ne jamais croire que c'est pour toujours. Moi, j'ai cessé d'avoir des entractes parce que j'ai peur que les gens s'en aillent ! En plus, ça me fatigue, les entractes.

IB : Oui, on retombe. En fait, je préfère les endroits où on peut faire le spectacle en une seule partie, parce qu'on garde la tension... sexuelle !

JG : Mais oui, ça monte un spectacle ! C'est construit pour monter, pas pour s'arrêter au milieu. Comme si tout d'un coup, on arrêtait de faire l'amour en disant je reviens. Non ! On s'en va ou on continue.

CHANTER TOUJOURS

Vous avez gardé ce plaisir d'être sur la scène tout le temps ?

JG : C'est la rencontre. Tu sais, ce moment où, tout à coup, il y a un tel silence qu'on voudrait que ça dure toute la vie.

IB : Je sais.

JG : Tout à coup, on est en phase totale. Pas tout le temps, ce n'est pas tous les jours fête, mais quand ça arrive...

IB : Oui, on retient son souffle, et on respire tous en même temps.

JG : On est ensemble totalement. C'est fou.

IB : Mais c'est accepter aussi que tu arrives seule et que tu vas repartir seule. Mais il y a des moments bénis comme ça, des points d'orgue, qui te donnent une espèce de souffle, de confiance.

JG : Un souffle magique. Alors on sait qu'on a bien fait de venir.

IB : C'est toujours à refaire, il n'y a jamais rien d'acquis dans ce métier. On avance sur un fil en espérant se rendre au bout.

JG : On est au-dessus du vide tout le temps. C'est un métier éminemment dangereux, qui peut tuer. Ces pauvres gamins et gamines, qu'on porte au pinacle, et tout d'un coup, quand le citron est pressé, on les jette. Je trouve ça monstrueux. Pour moi, c'est du proxénétisme. On les fout sur le trottoir, on les tue et on les jette. Ou on les jette, et c'est comme les tuer.

Isabelle Boulay sera en spectacle le 12 juin au Théâtre Maisonneuve de la Place des Arts.

Juliette Gréco sera en spectacle le 14 juin à la Maison symphonique.