Saxophoniste émérite, miraculeusement rescapé d'un grave accident de bricolage où il a failli perdre deux doigts, Mark Turner est meilleur qu'il ne l'a jamais été. Avec la section rythmique attitrée de Brad Mehldau, c'est-àdire le batteur Jeff Ballard et le contrebassiste Larry Grenadier, il forme le trio Fly dont on ne sait trop si le terme renvoie à l'insecte bien connu ou l'action de voler.

On fera comprendre que les multiples significations du terme étaient parfaitement désirées. Choisissons-en deux: ce trio de jazz vole... et fait mouche.

«Avec Jeff et Larry, nous avions travaillé à l'enregistrement d'un album compilation pour Chick Corea - Origination. Jeff jouait alors dans la formation du pianiste et chacun de ses musiciens avait été invité à présenter un ensemble de son choix. Le résultat de cette collaboration fut tellement excitant qu'il nous a incités à former un groupe permanent», raconte Mark Turner, joint chez lui à Brooklyn.

«Nous nous connaissions bien auparavant, poursuit-il, nous sommes tous trois originaires de la Californie. J'ai connu Larry à l'école secondaire et Jeff au début de la vingtaine alors qu'il venait de débarquer sur la côte Est. Les deux ont fait leurs études universitaires là-bas et se sont connus à l'adolescence dans un camp de jazz, alors que j'ai fait les miennes à Boston, au Berklee School of Music, avant de m'établir à New York en 1990.»

Avec Ballard et Grenadier, Turner forme un trio sans instrument harmonique, une pratique lancée dans les années 50 par Sonny Rollins qu'a reprise récemment Joshua Redman - parmi tant d'autres.

«Sauf l'instrumentation, souligne Mark Turner, Fly est différent de ces trios pour saxophone. Fly ne compte ni leader ni compositeur principal, vise aussi l'équilibre des interventions musicales de chacun. Il ne s'agit donc pas de Mark Turner et d'une section rythmique, mais bien de trois musiciens au service d'une musique commune. Ainsi, nous tendons aussi à garder égales les parties composées pour chaque instrument à l'intérieur d'une même pièce. J'aime la clarté de cette approche.»

Le jazz n'est pas en déclin

Deux albums de Fly ont été créés depuis la fondation du groupe: un premier sans titre sous étiquette Savoy (2004), puis Sky&Country sous ECM (2009). Voilà une des nombreuses activités professionnelles de notre interviewé, un homme occupé. Mark Turner travaille au sein du quartette de Billy Hart avec qui il vient tout juste de jouer au Village Vanguard avec le projet d'enregistrer un album. Il vient de tourner en duo avec le pianiste français Baptiste Trotignon. Il a remplacé Joe Lovano au sein du SF Jazz Collective. Il a aussi enregistré pour l'album récent du guitariste Gilad Hekselman, Hearts Wide Open. En tant que leader, il a des projets d'ensemble dont l'un implique David Virelles, excellent pianiste canadien d'origine cubaine.

«La période actuelle est excellente, estime le saxophoniste. Je suis en total désaccord avec ceux qui croient le jazz en déclin. Tellement de sous-genres sont actuellement en pleine expansion. C'est très fertile.»

À l'ère de l'hyperfragmentation des genres dont le jazz ne fait pas exception, Mark Turner estime tirer son épingle du jeu.

«Je ne souffre pas d'un manque de visibilité. Je sais que certains bénéficient d'un rayonnement beaucoup plus considérable, mais il n'y a rien de dramatique à cela. Après tout, je joue ma musique, je gagne bien ma vie, je trouve partout un public pour partager mon énergie musicale. À un niveau de rayonnement supérieur, le succès a rarement à voir avec la musique elle-même. Je ne dis pas que ça n'a rien à voir, mais je ne crois pas non plus que ç'a beaucoup à voir. Pour le reste, c'est de la chance...»

Déjà que de jouer sa musique et d'en vivre très convenablement, c'est une chance que Mark Turner aurait pu perdre en 2008 lorsqu'il s'est taillé deux doigts avec une scie.

«Si je suis revenu à 100%? Presque. Parfois, je dirais plus ou moins, car j'ai perdu de la sensibilité aux doigts blessés. Conséquemment, cela m'exige plus de préparation. Je dois alors compenser par le travail, particulièrement lorsqu'il fait froid. Mais soyez assuré qu'il s'agit là d'une explication et non d'une plainte. Je ne me plains pas de mon sort.»

Le trio Fly se produira demain, 18h, au Gesù, dans le cadre de la série Jazz Beat.