Tout au long du Festival de jazz, notre journaliste parcourt les différentes scènes et nous offre un compte rendu des spectacles qui ont retenu son attention.

The Comet is Coming: la comète!

Cette comète court-elle après sa queue? Pas exactement. Ce trio londonien suggère le lâcher-prise, l'archidéfoulement, mais il y a une direction à tout ça. The Comet Is Coming ne présente strictement rien de virtuose, rien de très complexe, mais ses références électro-jazzy-psychédéliques ont infusé dans la marmite. On boit la potion et... on part!

Ce qu'on propose, en fait, est un crescendo d'énergie relativement comparable à celui de la formation américaine Moon Hooch, applaudie la semaine dernière à L'Astral. Cela dit, l'esthétique électronique, incarnée par les machines et claviers (Danalogue), s'y avère plus dominante malgré la présence essentielle de la batterie (Beta Max), malgré le rôle crucial du saxophone ténor (King Shabaka). Le batteur maintient le groove dans le tapis pendant que les ajouts texturaux des claviers, machines et anches varient les climats excluant toute prise de tête.

Il ne faut surtout pas chercher à identifier des structures compositionnelles comme on les conçoit dans le jazz, la chanson ou la musique instrumentale. Dans le cas qui nous occupe au Gesù, en cette fin de lundi, la façon de faire se rapproche beaucoup plus de la culture électronique, c'est-à-dire que la musique part d'un point A et se rend au point B en traversant divers paysages, différents amalgames entre les claviers, le saxo et la percussion. Chaque tableau se déploie sur de longues minutes, on s'y laisse prendre par le groove technoïde, on s'éclate.

Voilà un show à la fois déjanté et futé, devant lequel il aurait fallu être debout et danser comme des malades du début à la fin.

Taylor McFerrin: bien meilleur... en studio

Qu'en était-il à L'Astral pour le passage tant attendu de Taylor McFerrin?

Il n'est certes pas un jazzman. Il n'est pas non plus un artiste purement électronique. L'esthétique à laquelle il colle le plus est soul, R&B, hip-hop, mais il n'y colle pas exagérément. Encore faut-il se défendre sur scène...

Côté performance en temps réel, Taylor McFerrin n'est pas un très bon chanteur, ni un très bon pianiste. Très limité techniquement. Exécutions molles, peu de dynamique, sous-utilisation du super batteur Marcus Gilmore. Même le groove housy du deuxième set n'avait pas les propriétés toniques souhaitées.

Enfin bref, on se demande pourquoi un tel projet studio doit absolument se traduire en concert. Pourquoi ne pas le destiner exclusivement au salon ou au casque d'écoute?

On pourrait voir les choses autrement, remarquez: ce set électro jazzy soul hip-hop avec instruments ne devrait-il pas être considéré comme tel? Y chercher une performance virtuose ou même une grande implication physique n'est-il pas un leurre?

Encore là, il faudrait une bien meilleure stratégie électro pour qu'on oublie les carences de Taylor McFerrin, assurément meilleur et plus pertinent en studio.

PHOTO ANDRÉ PICHETTE, LA PRESSE

Renaud Garcia-Fons et David Dorantes: promenade à deux

Paseo a dos? Ce n'est pas exactement la «promenade à deux» qu'on imagine d'emblée. L'un des plus grands contrebassistes sur Terre ne prend pas sa petite marche tranquillos avec le pianiste flamenco jazz par excellence!

D'origine catalane, le Français Renaud Garcia-Fons a un faible pour les musiques méditerranéennes et ibériques, les actualisations flamencas sont parmi ses terrains de jeu préférés.

Quant à son interlocuteur espagnol, David Dorantes, il préconise d'intéressantes réformes pianistiques d'esprit flamenco. Obligatoirement, il doit trouver un chemin pour sortir de la simplicité harmonique inhérente au fameux genre né chez les gitans andalous. Il doit paver cette voie tout en conservant l'esprit, les inflexions mélodiques, les particularités rythmiques du flamenco.

Il en va de même pour son collègue. Tous deux doivent sortir du flamenco afin d'exprimer un discours ambitieux et contemporain, à défaut de quoi leur jeu serait rapidement limité. Ils doivent en sortir, mais... jamais complètement.

Au programme de ce concert dont la matière principale est aussi un album (Paseo a dos, il va sans dire), défilent les relectures: La promesa del alba, style rondeña, Molto enrollado (très enroulé!), style bulerias, feu (effectivement) roulant vu le tempo accéléré; En el crisol de la noche (au coeur de la nuit), style solea, à la fois grave et lascif; Palabras de ensueño, style malagueña, et ainsi de suite.

Le programme est ponctué de deux solos. D'abord une intervention pianistique fort bien exécutée, au confluent des musiques andalouses, classiques européennes, jazz ou latines. Et...

Comme prévu, le solo de Garcia-Fons nous laisse bouche bée: introduction en mode pizz d'arco, cette technique hallucinante d'archet jeté sur les cordes, suivie d'un chapelet de motifs à l'archet frotté (arco) et plus encore.

Qu'il s'agisse d'une promenade en soliloque ou à deux, nous avons dans les oreilles le fin du fin de l'expression contemporaine en Méditerranée ou chez les Ibères. Olé.

Elena Pinderhughes chez Kenny Barron: la flûtiste et le pianiste

Après avoir passé trois soirs chez Christian Scott, la flûtiste et chanteuse Elena Pinderhughes était hier l'invitée de Kenny Barron au Gesù. Fluide sur les ivoires, en pleine possession de ses moyens, le pianiste avait mis son impeccable trio à la disposition de la jeune virtuose: le batteur Jonathan Blake (natif de Philadelphie comme son employeur), le contrebassiste japonais Kiyoshi Kitagawa.

Comme prévu, nous étions dans des terres connues du jazz moderne, labourées et fertilisées depuis plus d'une soixantaine d'années. Il se trouve désormais des interprètes qui consacrent leur existence entière à leur relecture, et Kenny Barron est sans contredit l'un des meilleurs.

Au programme, Shuffle Boil de Monk, des originales du pianiste telles Lullabye, Cook's Bay, And Then Again, Sun Shower, etc. Elena Pinderhughes s'y retrouve comme un poisson dans l'eau. Ce classicisme jazzistique sied bien à la flûte traversière, un instrument difficile à amadouer, mais... lorsque son interprète témoigne d'une telle maîtrise, on peut en apprécier les vertus sans faire d'efforts.

Elle sillonne les progressions harmoniques et les composantes stylistiques (ballade, be-bop, univers monkien, insertions afro-caribéennes, etc.) sans commettre d'écarts, elle sait mettre en valeur sa superbe sonorité sans prendre de risques au-delà de ce que dicte cette esthétique. Idem pour le chant? Beau timbre, justesse, belle projection... et un manque de maturité dans l'expression. On ne peut pas tout demander à cette flûtiste surdouée.

Elena Pinderhughes n'a que 21 ans. Imaginez-la dans quelques années!