Jeremy Dutcher a réussi un tour de force en créant Wolastoqiyik Lintuwakonawa (étiquette Fontana North), certes un des meilleurs albums canadiens réalisés cette année, de surcroît sélectionné dans le premier cycle éliminatoire du prix Polaris.

Issu de la nation des Wolastoqiyik, ce ténor de formation classique a entrepris d'actualiser et de prolonger musicalement des enregistrements effectués dans sa communauté par l'anthropologue William Mechling, entre 1907 et 1914.

Constituée d'environ 5000 personnes, la nation Wolastoq, aussi nommée Malécite, est répartie en sept communautés sur un territoire partagé entre le Québec, le Nouveau-Brunswick et le Maine.

«J'ai moi-même grandi à Fredericton, mais ma famille passait l'été à la réserve Tobique First Nation, d'où provient ma mère, soit dans la partie nord-ouest du Nouveau-Brunswick», relate le créateur de 27 ans, formé en chant classique à Halifax... non sans difficulté.

«J'ai eu du mal à m'y adapter, non pas pour la matière au programme, mais pour l'ambiance très compétitive qui régnait là-bas. Avec la musique, j'avais grandi auparavant dans une ambiance communautaire, les gens s'écoutaient les uns les autres et s'échangeaient la connaissance en toute convivialité. Or, à Halifax, j'ai dû me battre pour survivre dans cet environnement institutionnel. J'aimais beaucoup la musique que j'y approfondissais, pas le contexte de son apprentissage.»

Un long processus

Jeremy Dutcher a néanmoins terminé ses études de chant, surmonté cette épreuve scolaire en menant un projet parallèle, cet album entrepris il y a cinq ans.

«J'avais le sentiment de mener une double vie artistique, car je développais ce projet hors de mes heures de cours. Ce fut un long processus : recherche et étude des archives sonores, composition, instrumentation, arrangements, réalisation, enregistrement.»

Le jeune artiste disposait ainsi de plusieurs chants traditionnels avec lesquels il devait composer, dans tous les sens du terme. Que faire au juste avec cette matière brute?

«J'aurais pu réenregistrer les versions originelles, mais j'avais le sentiment d'avoir quelque chose à dire sur cette nation aujourd'hui. Et donc, je voyais mal m'en tenir strictement au legs du passé. Il y a tant à dire sur cette vie wolastoq aujourd'hui! L'eau, la forêt, la langue menacée, la culture perdue...»

La forme serait donc ouverte, mais... de quelle manière?

«J'ai lu les notes de l'anthropologue qui a enregistré ces chants il y a un siècle. Il expliquait que ces chants comportaient une part connue de tous, mais restaient ouverts à la contribution de chaque interprète. Or, c'est exactement ce dont j'avais envie!»

Ainsi, la partie laissée à l'interprète des mélodies ancestrales serait déclinée au présent.

«Je partais des mélodies brutes, autour desquelles je construisais des harmonies au piano, sans toutefois suivre les règles normales de la construction d'une chanson. Pour moi, en tant que compositeur, il me fallait suivre le sentier originel. Je trouvais des harmonies à partir de ces mélodies, j'aurais pu aller plus loin dans la complexité formelle, mais j'ai préféré garder les choses relativement simples afin que ces musiques puissent résonner au sein de ma communauté, en ajoutant un habillage connu et accessible - cordes, percussions, électronique, etc. Je ne dis pas que la suite sera similaire, mais il fallait d'abord passer par là.»

Une intervention d'urgence

Bien au-delà de cette oeuvre ayant récolté les éloges de la critique d'un océan à l'autre, Jeremy Dutcher voit dans Wolastoqiyik Lintuwakonawa une intervention d'urgence.

«Dans ma communauté, pose-t-il, ces chansons choisies avaient été oubliées, perdues. Aujourd'hui, notre langue est en danger, et l'on risque de perdre beaucoup plus qu'une langue: disparaîtrait aussi une façon singulière de percevoir le réel.

«Je suis chanceux que ma mère la parle, et que ma tante l'enseigne, ce qui m'a permis de la parler également. C'est pourquoi, j'imagine, je ressens une responsabilité de transmettre cette culture aux autres membres de ma communauté. J'en ai fait une priorité pour cet album, rendu public à une période critique de l'histoire de ma nation.»

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Ce soir, 18 h, au Gesù, Jeremy Dutcher s'accompagnera seul au piano avec ses enregistrements d'archives.