Il y a cinq ans, Chet Doxas a fait un rêve étrange dont il a oublié le contenu au réveil. Or, ce rêve avait induit chez lui un comportement très particulier: à la rencontre d'une personne, une couleur lui venait en tête. Depuis lors, ça n'a jamais changé.

«Je n'ai pas encore cherché à m'expliquer précisément le phénomène; je ne veux pas que la magie se dissipe! Mais je peux vous dire honnêtement que c'est un fait. Pendant que je vous parle, votre couleur est actuellement bleu pâle avec des teintes de pourpre», dixit le musicien, lorsque joint à son domicile de Brooklyn.

Eh ben, dis donc!

Quoi qu'on en pense, cela a conduit le saxophoniste et compositeur à imaginer un processus de création comparable à cette association immédiate entre couleurs et gens: la composition à la vue d'un tableau, d'une photographie, d'une affiche, d'un graffiti.

Transplanté à Brooklyn avec femme médecin et enfants, le musicien d'origine montréalaise a ainsi entrepris une démarche inspirée de ce comportement très proche de la synesthésie, phénomène neurologique selon lequel des sens sont durablement liés.

Ainsi donc...

«Lorsque je me suis retrouvé devant des oeuvres d'art visuel, raconte-t-il, des musiques originales me sont venues à l'esprit. La vue d'un tableau, d'une photographie, d'une affiche ou d'un graffiti m'inspirait spontanément. Je me suis alors présenté à maintes reprises dans les musées avec mon cahier de composition.»

Naquit alors le projet de l'album Rich in Symbols, lancé en septembre dernier sous étiquette eOne Music.

Inspiré par le No Wave et les arts visuels

Ouvert à toutes les musiques comme on l'a déjà souligné, le jazzman traversait alors une passe de no wave new-yorkaise - Television, Sonic Youth, DNA, The Contorsions, Mars, etc. La séquence 1975-1985, donc. Ce serait idem pour les arts visuels, déclencheurs de cette nouvelle musique surgie de son inconscient.

C'est pourquoi des oeuvres de Robert Mapplethorpe, Keith Haring, Jean-Michel Basquiat, Nan Goldin, Robert Longo et Fab Five Freddy ont induit la création des musiques de Rich In Symbols.

«Durant cette même période, fait observer Chet Doxas, Basquiat concevait alors des affiches pour le Mudd Club, Haring dessinait des vêtements pour Talking Heads, et ainsi de suite. Et, vu qu'il m'était facile de me consacrer à tous ces artistes, puisque j'avais accès à leurs oeuvres dans les musées de New York...»

Dans cette même optique, Chet Doxas a exploré l'esthétique et l'instrumentation de la no wave.

«Un peu comme les créations visuelles de certains, cette tendance de la musique était proche d'un certain primitivisme: musiques simples, crues, proches des formes originelles du rock et du folk. Mes musiciens et moi, nous nous en sommes ensuite inspirés sans que je donne trop de consignes. Ceux qui travaillent avec moi savent où je veux aller, je n'ai pas grand-chose à ajouter. Le guitariste Brad Shepik, par exemple, a beaucoup plus à dire que je peux lui en demander.»

En mutation

L'enregistrement de Rich In Symbols est sorti en septembre 2017, il a été joué maintes fois sur scène depuis lors et... «Nous répétons encore cette musique, nous changeons encore des choses.»

Matthew Stevens, excellent guitariste et compositeur ayant participé à la création de cet opus, a été remplacé depuis par deux guitaristes, Brad Shepik et Rob Ritchie. Chet Doxas, lui, joue le saxophone auquel il greffe des éléments électroniques. Quant au bassiste Zack Lober, il peut se transformer en DJ: «Il est fan de platines, il est très hip-hop années 90, et il nous fait même un mashup pour le finale, à partir de la chanson Rapture de Blondie, c'est-à-dire lorsqu'elle rappe sur le graffiteur Fab Five Freddy.»

Rich In Symbols, croit son concepteur, est le premier de plusieurs projets fondés sur cette synesthésie.

«J'apprends encore à exploiter ma voix intérieure à des fins créatrices, c'est pour moi beaucoup plus efficace que de m'asseoir devant une page blanche et de m'autocensurer à tout moment. Cela me mène à imaginer des sons sans me censurer, soit en laissant aller le flux de l'inspiration. Parfois il en sort une pièce complète, parfois huit mesures très fortes émotionnellement, qui permettent d'imaginer le reste.»

Onirisme, synesthésie... jazz nouveau.

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Au Gesù, 22 h 30. Chet Doxas, saxophone et électronique, Brad Shepik et Rob Ritchie, guitares, Zack Lober, basse et platines, Jerad Lippi, batterie.