L'opus Heaven and Earth vient tout juste d'être lancé que son créateur, Kamasi Washington, s'amène à Montréal, soit deux ans après s'y être produit en grande pompe. L'indice de coolitude est à son maximum, force est d'observer dans les réactions et critiques d'Amérique ou d'Europe.

À n'en point douter, le musicien californien y maintient sa posture de leader mondial de la relance afro jazz.

Très clairement, le saxophoniste demeure LA nouvelle vedette du style, toutes sous-catégories confondues. Sans être le plus brillant, le plus visionnaire ou le plus virtuose d'entre tous, il se positionne parmi les rarissimes musiciens, compositeurs et leaders capables de relancer cet idiome devenu moins attractif qu'il ne le fut jadis.

Pendant que la majorité des concerts de jazz attirent des foules de moins en moins considérables et de plus en plus vieillissantes (pour de multiples raisons sur lesquelles nous nous sommes déjà penché), l'imposant tenorman mobilise, fédère, séduit, ouvre les esprits, rajeunit radicalement les auditoires qui l'ont découvert à travers le hip-hop et l'électro - on pense évidemment à Kendrick Lamar et Flying Lotus, avec qui il a collaboré sur des albums-clés.

FIGURE DE PROUE

Jusqu'à nouvel ordre, Kamasi Washington est sans conteste la figure de proue de ce jazz intimement lié à la culture afro-américaine. Isoler son oeuvre sur le strict terrain du jazz, il faut dire, en diminuerait la contribution et la posture. Que propose donc Kamasi depuis ses débuts à titre de leader ?

De ses premiers enregistrements, d'aucuns gardent une impression de redite par rapport à ce qui fut créé il y a... près de 60 ans - on pense au jazz prophétique des John Coltrane, Pharoah Sanders, McCoy Tyner, Eric Dolphy, Archie Shepp, Albert Ayler, authentiques réformateurs du jazz moderne black dans les années 50 et 60. Sauf de timides ornements hip-hop et de puissants ajouts choraux dans certaines pièces, sa musique tient de la restauration et non de l'innovation.

Restauration néanmoins transcendée, à tel point que les jeunes mélomanes absorbent ce corpus avec le sentiment d'accéder à une « new thing », pour reprendre l'expression désignant le jazz révolutionnaire des années 60. Ainsi, dans plusieurs médias de référence, les chroniqueurs hipsters s'intéressent davantage à sa démarche que les critiques spécialisés dans le genre. Ce qui n'est pas une mauvaise nouvelle en soi : Kamasi ne sort-il pas le jazz de ses chapelles empoussiérées ?

C'était on ne peut plus évident avec The Epic, album double paru en 2015, de facture effectivement épique. Ça l'a été beaucoup moins avec le maxi de 2017, Harmony of Difference, exercice de style assez banal même si primé par la branchouille.

REGISTRES ÉMOTIONNELS

Qu'en est-il de Heaven and Earth ? Kamasi Washington y poursuit le concept de The Epic, c'est-à-dire la conception d'un diptyque dont l'objet est l'exploration de deux registres émotionnels apparemment distincts - céleste et terrestre.

Le chantier y est considérable, car l'instrumentation de cet album a nécessité le recrutement d'une petite armée : dix instruments à vent, huit choristes, trois claviéristes, six percussionnistes, trois bassistes ou contrebassistes, douze cordes classiques, tous répartis en différentes configurations au fil de seize pièces.

À son ensemble de jazz typiquement afro-américain (dans son groove, ses choix harmoniques et ses expressions individuelles qui débordent parfois vers le free), Kamasi Washington intègre du chant choral de facture moderne ou gospel, des compléments électroniques, des traits de hip-hop et de R&B. La démarche ne diffère pas de ses projets antérieurs, mais elle s'avère un peu plus audacieuse et mieux maîtrisée.

Voilà la grande singularité et la grande réussite de Kamasi Washington : lier le raffinement conceptuel de la lignée musicale afro-américaine à ses tendances populaires les plus pertinentes de l'heure.

Lui reste maintenant à en faire la démonstration sur scène, en temps réel. Donnée il y a deux ans dans le même amphithéâtre où il se produit ce soir, une performance un peu brouillonne et mal sonorisée avait laissé un petit doute qu'on souhaite évidemment surmonter...

Entre ciel et terre, il va sans dire.

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JAZZ

Heaven and Earth

Kamasi Washington

Young Turks

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Au MTelus, samedi soir à 20 h, Kamasi Washington et son ensemble sont précédés de la formation Anomalie.

image fournie par Young Turks

Heaven and Earth, de Kamasi Washington