Enfant de l'immigration forcée à Palma de Majorque, diamant brut des quartiers pauvres, convertie au flamenco gitan et à toutes les musiques qui lui ont traversé le plexus, Concha Buika est furieusement libre. Animal sauvage, superbe bête de musique qu'il convient de ne pas dompter.

Le relationniste de Warner Musique a dû la pister quelque part à Toronto avant de relayer l'appel. On s'attendait à ce qu'elle se perde dans la nature, elle refait surface une heure plus tard. Les réparties seront franches. L'esprit sera vif. Zéro autocensure. Aucune frime ne peut franchir les filtres de cette immense chanteuse, observe-t-on d'entrée de jeu.

Du revers de la main, Concha Buika balaie toute tentative d'intellectualisation de son art et de sa personne. Il y a pourtant lieu de faire des liens, de dresser la cartographie des cultures qui l'animent. Oubliez ça. Liberté et pureté sont les seuls concepts auxquels elle daigne se rattacher.

«Ma préparation est humaine, c'est tout. À chaque kilomètre franchi dans mon existence, j'acquiers une plus grande pureté. Je me sens devenir plus ouverte, plus libre, peut-être plus belle. Ma carrière, ma voix, la manière dont je chante, tout est lié. Les progrès de ma vie personnelle sont aussi ceux de mon chant.»

La «plus grande pureté» dont parle Concha Buika est celle de l'expression. Les sources de sa musique, elles, sont profondément impures. Racines ouest-africaines, gitanes (flamencas), cubaines, américaines (soul, blues, rock ou house), françaises (Piaf et Brel), universelles (jazz, celui de Pat Metheny fut un déclencheur), on en passe.

Les musiques de Buika sont le reflet de son chemin dans la vie. Ses parents avaient fui la dictature de Guinée équatoriale pour s'installer dans un quartier pauvre à Palma de Majorque, dans l'archipel des Baléares.

À peine sortie de l'adolescence, Maria Concepción Balboa Buika prend son baluchon et déguerpit à Londres pour y faire tous les petits boulots qui échoient aux immigrés. Elle finit par se procurer une guitare. S'accompagne en chantant. Décide d'exercer cette profession, décide de foncer droit devant. De retour à Majorque, elle se produit au sein de petits groupes avant d'obtenir un engagement pour incarner le répertoire de Tina Turner à Las Vegas.

De retour en Europe, elle sera de multiples productions, répandra ses braises sur différents styles pop, dont la house - après tout, Ibiza est l'île voisine... Un premier album sort en 2000, un second en 2005. Ascension fulgurante depuis lors.

La voix Buika a les inflexions du flamenco, mais n'en est pas strictement tributaire.

«Si je suis un mélange d'Afrique et du monde latin? Parfois, j'ai l'impression d'être menteuse (rire franc). Car je ne suis pas sûre que ce mélange soit bien vrai. Il y a une vision romantique à mon sujet... et ça me plaît ! (Rire très franc.) En tout cas, je suis le produit d'une rébellion ; lorsque quiconque veut imposer une direction au monde, ce dernier se rebelle. C'est vrai, je suis un mélange étrange. Ma famille africaine me dit que je ne suis pas une pure Africaine, car je ne sais ni monter dans les arbres ni chasser. Et je ne suis jamais allée dans le pays de mes parents. Alors que mes amis espagnols me disent le contraire : regarde tes cheveux et la couleur de ta peau, tu es Africaine! Mon éducation africaine est partielle, j'ai reçu ce que mes parents en ont gardé. Et je soupçonne qu'ils en ont oublié de grands bouts et en ont inventé de nouveau.»

Résidante de South Beach, quartier chic de Miami, la star espagnole de 42 ans a renoncé à vivre à Majorque ou à Madrid. Ce choix logistique lui permet de mieux se déplacer vers les scènes du monde. Ses musiciens, eux, vivent dans la péninsule ibérique. Formation stable?

«Seul le percussionniste est avec moi depuis le début de ma carrière. Lorsqu'ils deviennent très bons, mes musiciens sentent le besoin de jouer dans différents styles, d'accompagner d'autres chanteurs. C'est aussi bon pour moi : si je chante trop longtemps avec les mêmes musiciens, j'arrête de progresser. Il me faut plus d'information pour ne jamais dormir sur mes lauriers.»

Que cherche Buika, au juste?

«Le fondement de la musique est la quête des notes libres, celles qu'il faut suivre lorsqu'elles passent devant soi. Les catégories, styles, cultures ou langues n'ont alors plus d'importance. Certains ont besoin de nommer, très peu pour moi ; derrière toutes les chansons, nous cachons nos rêves, nos peurs, nos désirs.»

À l'évidence, Concha Buika préfère exprimer, révéler, évoquer plutôt que rechercher.

«Je ne suis pas à la recherche de quoi que ce soit, je ne chasse personne, je ne cours après rien. Je suis, c'est tout. Et je deviens folle lorsque j'essaie de trouver. Je ne sais pas ce dont je dispose, je ne sais pas ce que je connais. Lorsque je chante, j'évite de me charger de ces informations qui me semblent inutiles. Je chante n'importe quoi et je n'ai rien à justifier. Je célèbre mon innocence, mon instinct, mon inconscient.»

Avant qu'on nous interrompe pour sa prochaine interview, elle porte un dernier coup :

«Il vaut mieux foncer sans penser à ce que tu sais tout en te souhaitant le meilleur. Si tu te laisses distraire par ce que tu ne sais pas, tu deviens vulnérable. Alors? Je ne sais pas si je peux vraiment construire des chansons, je les fais. Je ne sais rien de l'amour, mais je le fais et je le chante. Je ne suis aucunement à la merci des mots joie, liberté, identité. Je les laisse à ceux qui ont du temps à perdre avec le sens.»

Indomptable Buika!

Au Théâtre Maisonneuve, dimanche, 20 h. Première partie : Bet.e & Stef.