Comment le mythe de Keith Jarrett opère-t-il encore sur le public? Pourquoi ce mythe se maintient-il au sommet des mythes du jazz pianistique? Comment tant de jazzophiles croient qu'il est encore et toujours LE pianiste? Samedi à la Maison symphonique, sa prestation solo nous a donné quelques éléments supplémentaires pour répondre à ces questions.

Bien sûr, le mythe Jarrett repose sur ce comportement de superdiva qui ne voyage pas sans sa cour incluant son chiropraticien personnel. Son intransigeance extrême revient toujours sur le tapis des conversations à son endroit. Le moindre téléphone portable allumé dans la salle et il se fâche, décampe et punit de facto des milliers de fans -ceux présents à son concert précédent s'en souviennent! La pire des fois à Montréal? En décembre 1975, il avait déserté la salle Claude-Champagne au début de son concert, prétextant que le piano n'était pas à la hauteur. Quatre décennies plus tard, on nous avertit de ne fermer nos téléphones et ne pas tousser sinon... monsieur pourrait de nouveau péter sa coche.

Qui d'autre que le monarque suprême du piano peut agir ainsi ? Un mythe se fonde aussi sur ces détails charmants d'un grand artiste. À moins qu'il s'adresse à un public très perméable à la frime, il faut que l'artiste soit grand pour qu'on admette de tels caprices. Et c'est d'abord ce qui fonde le mythe Jarrett : immense talent d'interprète et d'improvisateur.

Voyez, grosso modo, ce qui s'est produit samedi:

Gospel d'entrée de jeu, fréquences d'église connues de tous, voilà le sexagénaire debout devant son clavier, assis de côté, amorçant une de ses chorégraphies proverbiales en tapant du pied, bêlant ou bramant quelques compléments mélodiques. Au terme des applaudissements, il se dit s'être secoué lui-même par ce départ tonal et se pose alors le défi de poursuivre dans l'abstraction.

La suite est effectivement abstraite, atonale, néanmoins construite sur un rythme lent et soutenu. Nous voilà plongés au début de la musique moderne, c'est-à-dire près d'un siècle plus tôt. En improvisation, l'exercice s'avère très séduisant.

La troisième improvisation est exécutée avec une vélocité beaucoup plus grande et exige la virtuosité qu'on prête à son célébrissime interprète. Jarrett offre alors la séquence la plus contemporaine de la première partie de ce concert, la plus exigeante techniquement, et aussi la plus intéressante.

Fin renard, il calme le jeu, rassure ses ouailles et renoue avec un tempo lent. Chante et marmonne sur une construction harmonique plus impressionniste. Ces balises sont mieux connues du public venu à sa rencontre, on sent la salle respirer de satisfaction.

Après cette séquence, le jazzman américain se donne quelques secondes de méditation pour réfléchir à la prochaine offrande. Le voilà sur un territoire plutôt ibère, plutôt flamenco, érigé sur une suite d'accords très simples. L'effet est immédiat, direct.

Il poursuit dans les références grand public en improvisant une ballade que Cole Porter ou Irving Berlin auraient très bien pu créer dans les années 40 ou 50. Nous voilà proches de l'idée que le commun des mortels se fait du jazz.

Après la pause, Jarrett redémarre dans le romantisme classique, bêle et brame une fois de plus pour ensuite suggérer un jazz baigné d'ondes antillaises, suivi d'un piano soul/gospel à la Ray Charles. Toujours dans les balises connues, il fait presque dans le romantisme country dans la séquence qui suit.

On vous laisse deviner le reste, sans oublier de vous affirmer que le mythe de Keith Jarrett a opéré vachement sur l'auditoire venu à la Maison symphonique. Trois rappels ne mentent pas.

Parce qu'il couvre tant de territoire pianistique, de la musique populaire américaine au romantisme en passant par l'impressionnisme, le jazz moderne et ses musiques cousines. Parce qu'il sait raconter les sons. Keith Jarrett n'est pas le virtuose absolu du piano jazz, il n'en demeure pas moins l'un des grands maîtres de l'interprétation. La qualité et la variété de ses propositions, l'intensité dramatique et la théâtralité de son jeu, l'étendue de ses références pianistiques, l'imagination au pouvoir de son jazz.

Et l'on vous dit aussi que Keith Jarrett n'a pas vraiment renouvelé la donne, samedi soir. Tout ce qu'il a fait, on le trouve plus ou moins dans sa plus ou moins vingtaine d'enregistrements en solo, réalisés depuis le début des années 70.

Y a-t-il lieu de s'en formaliser?