Lorsque qu'on arrive à la dernière année de sa huitième décennie d'existence, on ne sait quand le corps flanchera. Et que l'expression se mettra soudain à décliner vertigineusement. Au FIJM, on a déjà été témoin du triste spectacle de ces monuments qui s'écroulent devant nos yeux; Max Roach, Phineas Newborn Jr, Dexter Gordon, Nina Simone, Abbey Lincoln, on en passe. Au Théâtre Maisonneuve, on a encore constaté que ce n'était pas le cas de Wayne Shorter.

À cet âge vénérable, c'est-à-dire très bientôt 79 ans, il faut être sorcier, chaman, maître ninja ou jedi de la musique pour se maintenir ainsi au sommet de son art. Vendredi soir, le jazzman est resté debout pendant toute sa performance encore une fois remarquable. La concavité du piano à queue lui permettait de s'y appuyer sporadiquement et  d'ainsi conserver la posture qui lui  a permis  de communiquer sa science, catalyser subtilement le jeu de son fabuleux quartette, mener une session exigeante et non moins mémorable.

Quelques faits saillants

Très contemporain de facture, le jeu d'archet du contrebassiste John Patitucci précède une série d'échanges brefs, furtifs entre les protagonistes de l'action. Aux ivoires, Danilo Perez plonge dans des harmonisations impressionnistes. Défilent les évocations de Ravel, Debussy, Gershwin avant qu'on s'approche des périodes plus récentes de la grande musique.

Un thème mélodique très simple, pour ne pas dire minimaliste, surplombe le premier «mouvement» de ce concert, que l'on doit percevoir comme un continuum qui dépassera l'heure et demie. Ce thème sera suivi d'un enchaînement harmonique beaucoup plus corsé. Danilo Perez s'y montre tragique, presque funèbre, appuyé par des rythmes de plus en plus virils de la batterie qu'opère Brian Blade.

On se retrouve ensuite au coeur des années soixante, quelque part entre le quintette de Miles Davis, le quartette de Coltrane et les prémices du jazz contemporain. Nous sommes chez Wayne Shorter, en fait. Déjà à cette époque, le saxophoniste et compositeur était le chaînon manquant entre avant-garde et post bop, il était déjà le lien essentiel entre factions parfois opposées.  

Il troque le ténor pour le soprano, on sent alors monter la tension dramatique au sein de l'ensemble, Brian Blade déploie tout ce génie que favorise la direction du sage. Le soutien harmonique est brillant, ça grimpe, ça grimpe, l'irruption des percussions et du saxophone nous catapulte vers le haut. Nous voilà au-dessus des nuages, au-dessus de tous les paroxysmes. Y est pavée la voie d'accès au miracle de la musique.

On reprendra son calme avant de négocier la prochaine courbe. Le leader amorce ce long mouvement d'un sifflotement qu'il conclura de même façon. Entre les deux points, on aura fait un autre voyage, ponctué par le ténor, dynamisé par des grooves d'enfer et des séquences beaucoup plus aléatoires - bouteille de plastique qui craque au dessus du piano, percussion sur les cordes de la contrebasse, arythmies de la batterie.

Au terme d'une évocation mélodique mieux balisée pour l'auditoire, on aura droit à une version succincte de Joy Rider au rappel, coiffée du standard By Myself que Fred Astaire entonna en 1953, dans la comédie musicale The Band Wagon.

Cet équilibre des propositions aura fait en sorte que l'expérience du concert signé Wayne Shorter est finalement très appréciée par une majorité présente qui consent à se laisser bousculer intérieurement. Et, inutile de l'ajouter, adorée par tous les mélomanes qui se respectent.