Pour le reste de son existence, le saxophoniste et compositeur Wayne Shorter sera fort probablement considéré par tant de connaisseurs comme le plus marquant des jazzmen vivants.

Le musicien de 78 ans fut sur la ligne de feu de la grande création dès l'aube de sa carrière, soit l'époque où il fut recruté par les Jazz Messengers du batteur Art Blakey et dont il fut le directeur musical. C'était avant de devenir le compositeur le plus prolifique du fameux quintette de Miles Davis pour ensuite mener le vaisseau Weather Report aux côtés de Jozef Zawinul. Menée en parallèle de tous ses projets collectifs, sa carrière solo à titre de leader et compositeur est aussi éblouissante. Pour coiffer son oeuvre colossale, il a fondé en 2002 l'un des plus importants quartettes que retiendra l'histoire du jazz et de la musique improvisée.

Une fois de plus, nous avons l'insigne l'honneur de nous entretenir avec cet homme d'une humilité et d'une courtoisie exemplaires.

«Chacun ajoute de sa vie dans la musique de ce quartette. Le pianiste Danilo Perez a créé une fondation pour les jeunes musiciens du Panama, neuf d'entre eux ont obtenu une bourse d'études pour étudier à la Berklee School of Music. À Boston, le pianiste est d'ailleurs devenu recteur du Global Jazz Institute de Berklee qui accueille de jeunes musiciens venus de partout et qui doivent s'impliquer dans ce programme d'études. Le contrebassiste John Pattitucci est aussi employé permanent de la même institution. Le batteur Brian Blade, lui, s'est marié récemment avec son amour d'adolescence, une femme inspirante qui se trouve impliquée dans d'importants projets humanitaires. Tout cela alimente notre musique», explique Wayne Shorter, joint à son domicile californien.

«Notre connexion avec l'humanité est essentielle. Lorsque nous nous présentons sur scène, nous jouons aussi ce que la vie signifie pour nous», insiste-t-il en toute sagesse.

Hors-piste

Pour Wayne Shorter, sagesse signifie aussi dépassement de soi.

«Pour que la musique s'élève, pose-t-il, il faut essayer d'atteindre l'impossible. Parfois, cela ne nous mène à... rien de familier. Miles m'avait déjà posé cette question: te lasses-tu de faire de la musique qui ressemble à de la musique? J'allais répondre et il m'a tout de suite coupé: «Je sais ce que tu veux dire!» Et nous avions éclaté de rire. À l'époque du quintette, Miles nous disait aussi de jouer à la manière d'un punchline d'Humphrey Bogart. Ou encore jouer la manière dont marchaient Sinatra, Bogart ou Cagney. Il nous arrive d'ailleurs de référer à cette époque et de jouer en rappel une pièce de Fred Astaire - By Myself. Or, nous ne sommes pas dans la création musicale pour faire dans la répétition ou les refrains accrocheurs. Nous ne faisons pas ce que réclament les auditoires pop.»

Il est connu que ce fameux quartette ne répète pas, ne s'exprime jamais selon un programme préétabli. Et très peu d'enregistrements (publics) en ont capté la quintessence - Footprints live!, 2002, Beyond the Sound Barrier, 2005, sans compter Alegria (2003) qui implique le quartette et d'autres musiciens.

Une décennie après sa formation, le quartette reste actif sur les scènes du monde.

«Nous avons parfois des discussions à propos de nos réalisations et nous finissons toujours par nous dire qu'il faut jouer l'essentiel de nos existences. Des thèmes connus ressurgissent en concert, nous aimons cette idée qu'une composition n'est jamais achevée. Nous n'avons pas de programme, ces pièces surgissent de l'inconscient. Parfois aux tests de son, nous faisons l'expérience d'une forme nouvelle, créée autour d'un énoncé musical. Il était une fois... quoi?»

Pour Wayne Shorter, le défi de tous les instants consiste à rester... présent.

«Créer ici et maintenant, soulève-t-il, est un privilège que nous offre le jazz. Bien sûr, il faut composer, arranger, répéter, apprendre... Mais il demeure fondamental de rester totalement connecté à l'instant. Cela vaut d'ailleurs pour plusieurs autres jeux de langage. Prenez la séduction de deux êtres qui se convoitent: chaque réplique, chaque mot, chaque réaction exige une fine connexion au moment présent. En musique improvisée, c'est la même chose. Il faut se présenter avec sa plus grande vérité, il faut que l'âme du musicien se dénude pour entrer dans une relation profonde avec ses collègues.»

Autre aspect important de la carrière de Wayne Shorter, son implication auprès d'orchestres symphoniques et orchestres de chambre.

«J'aime me retrouver avec un vaste éventail  d'orchestrations au centre desquelles je peux m'exprimer seul ou avec mon quartette. Pour le Los Angeles Philharmonic, par exemple, j'ai composé récemment une pièce impliquant l'orchestre, le quartette et Esperanza Spalding. J'ai construit autour d'elle,  sa voix et son jeu de contrebasse, autour du quartette également. Dans ce contexte, l'orchestre n'était pas un rideau de fond comme on l'observe si souvent dans ce genre de projet.»

On aura saisi que Wayne Shorter est de ceux qui croient au rapprochement progressif des langages classiques et jazzistiques.

«Tant de musiciens classiques réclament cette fusion! Une flûtiste de L.A. Phil, par exemple, me confiait récemment qu'elle adorait les collaborations avec les musiciens de jazz et souhaitait que j'écrive pour la flûte. Je crois en ce sens que le désir de lier les deux mondes s'exprimera de plus en plus. Je me réjouis, d'ailleurs, du rajeunissement des effectif dans le monde du jazz comme dans celui de la musique classique; d'excellents musiciens en émergent jeunes hommes et jeunes femmes.»

Inutile de souligner que le musicien valorise la fine connaissance des langues musicales de pointe.

«Étudier la musique, déplore-t-il, est encore mal perçu par la majorité. Il se trouve encore beaucoup de monde qui ridiculise la musique classique ou le jazz, enfin toutes les formes musicales qui évoluent hors de la variété. Certaines superstitions laissent croire que la compréhension de la complexité te fait perdre ta spontanéité, ton groove ta connexion avec la rue, ultimement ton âme. Pourtant, la quête du succès et de l'argent vite fait peut être remplacée par celle de l'originalité. Ce conditionnement à la facilité exige une déprogrammation, il est très difficile pour chacun de développer une résistance aux clichés.

«Pourtant, conclut le monument, il y a lieu d'exprimer la vie dans toute son originalité. Qu'y a-t-il de plus original que l'existence en tant que telle?»

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Le quartette de Wayne Shorter se produit ce vendredi, 21 h 30, Théâtre Maisonneuve.